ÉDITOS

Résonances du tsunami

PAndré Rouillé

C’est à l’extrême fin d’une année à beaucoup d’égards difficile, dans cet entre deux que l’on aurait voulu apaisé, que le tsunami a ravagé les rivages du golfe du Bengale en faisant plus de 150000 morts.
Un choc aussi soudain et brutal, des images d’horreur que la presse et la télévision délivrent à l’envi, des témoignages qui nous parviennent :tant d’évidences de la souffrance rendent les discours esthétiques quelque peu dérisoires. C’est aux victimes

et aux familles endeuillées que l’on pense d’abord, c’est l’immensité du malheur qui s’impose à nous dans son évidence brutale. Les réflexions viennent ensuite. Réflexions esthétiques aussi.

Par delà les souffrances, force est en effet de reconnaître la dimension esthétique du tsunami qui a complètement bouleversé l’apparence de longues portions de côtes en détruisant tout sur son passage, et en modifiant même la géographie de la région puisque des îles comme celle de Sumatra ont été déplacées de plusieurs dizaines de centimètres.
Dans cette reconfiguration spectaculaire du dessin et de la géographie des rivages — nettement visible sur les images satellitaires d’avant et d’après la catastrophe — l’esthétique se mêle à l’horreur. Sur les images de villages dévastés, les débris de bâtiments effondrés et broyés servent de matériau à une immense et morbide installation grandeur nature que le tsunami, en artiste démoniaque, a parsemé de nombreux cadavres d’où se dégage une insoutenable odeur de mort.

Si le tsunami est un phénomène de nature, une sorte d’horrible geste d’art brut, ses effets n’ont, eux, dans leurs formes et leur ampleur, rien de naturel. Aucune catastrophe naturelle n’est totalement naturelle, parce que ses effets sont toujours très largement sociaux.
C’était le cas pour la canicule qui a frappé la France durant l’été 2003, c’est encore le cas pour les victimes du tsunami qui sont, pour l’essentiel, composées du petit peuple pauvre des pêcheurs locaux et de touristes occidentaux aisés venus nombreux en cette période à la cherche d’une sorte de refuge paradisiaque. Cette communauté de destin de victimes aux situations économiques radicalement opposées ne suffit pas à rendre, comme cela a été trop dit, cette catastrophe «démocratique», tout comme la plupart des autres catastrophes d’ailleurs…

La catastrophe naturelle d’Asie est donc inséparablement sociale parce que le tsunami a frappé une région dépourvue des moyens nécessaires pour circonscrire les dégâts, comme en possède par exemple le Japon.
L’immense énergie venue de la mer n’a rencontré ni réseau d’alerte et de prévention, ni techniques de construction et d’aménagement du territoire. Bien au contraire, le littoral fragilisé par les exigences de l’industrie du tourisme de luxe n’a opposé aucun obstacle aux vagues meurtrières, et leur a même offert des maisons et des populations sans défense ni préparation.
A quoi s’ajoutent maintenant des difficultés à acheminer les secours, des risques d’épidémie et des blessés non soignés: d’autres morts à prévoir qui ne seront pas totalement imputables au tsunami, mais aussi au niveau de développement de la région.

Comme pour contrebalancer la force meurtrière des vagues du tsunami, un vaste élan de compassion s’est élevé à travers le monde. Le déferlement de la mer sur les terres a presque automatiquement déclenché des débordements contraires, mais tout aussi démesurés : débordements d’émotions, d’images, d’initiatives, débordement surtout de la souscription par chèques, quêtes, internet, SMS, etc., qui a atteint une ampleur telle qu’une ONG a appelé à arrêter de souscrire en sa faveur.

Cette sorte de contre tsunami compassionnel n’est d’ailleurs pas toujours dépourvu d’arrières pensées du côté des états qui se livrent à cette occasion à une très cynique lutte d’influence internationale ; du côté des entreprises, dont beaucoup tentent de faire oublier leur politique sociale sévère derrière le masque de l’humanité et de la solidarité ; du côté des partis politiques, qui sont soumis à une sorte d’obligation de présence, après avoir été quasiment absents lors de la canicule de 2003; évidemment du côté des médias, et en premier lieu de la télévision, pour lesquels les grands moments de compassion des peuples sont de formidables démultiplicateurs d’audience.

Ce sont en fait les particuliers, donateurs souvent modestes et toujours sincères, qui ont le moins d’intérêt matériels à manifester leur solidarité, et qui pourtant donnent le plus. Mais pourquoi un tel élan ? Au cause du grand nombre de victimes occidentales et d’enfants touchés ? à cause de la surenchère médiatique ? à cause des connotations religieuses dues à la conjonction de la catastrophe et de Noël ? Sans doute.

Mais il se pourrait que la grande masse des donateurs anonymes considèrent confusément le tsunami comme une métaphore de l’extrême précarité et de la fragilité croissante de leurs vies personnelles et professionnelles.
Comment, en effet, ne pas revoir dans les 150 000 morts d’Asie foudroyés par une vague surgie d’une mer sereine, les 15 000 morts qui ont, en France, été emportés par une vague de chaleur au beau milieu d’un été radieux. La compassion pour les morts d’aujourd’hui irait autant aux morts d’hier auxquels aucun hommage n’a pu être rendu — les morts de la canicule en France, ceux du 11 septembre aux États-Unis, etc.

Comment ne pas songer, dans un climat internationalement entretenu d’angoisse et de terreur, que la générosité fait écho à cette crainte largement partagée que l’on est aujourd’hui devenu la victime potentielle d’une sorte de catastrophe virtuelle permanente.

André Rouillé.

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Emilie Benoist, Matière vivante, 2004. Laine d’acier, polypropylène, épingles. 25 x 16 x 16 cm. Courtesy galerie (EvaHober

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