ART | CRITIQUE

Rencontres avec Ucello, Grünewald, Munch, Beuys

PJulia Peker
@12 Jan 2008

Le Louvre accueille le musée imaginaire de Sarkis, une installation tissée de rencontres entre les œuvres qui ont scandé son parcours artistique.

Au cœur de l’institution muséale du Louvre, au détour de ses fossés médiévaux, Sarkis présente une installation tissée de rencontres entre les œuvres qui ont scandé son parcours artistique.
Rencontres entre La Bataille de San Romano d’Ucello, le Werkkomplex de Joseph Beuys, Le Retable d’Issenheim de Grünewald, et Le Cri de Munch, entre ces pièces maîtresses et leurs spectateurs, entre leurs images projetées en vidéotransmission et les contrepoints réalisés par Sarkis, à la fois ses propres installations et des vitrines constituées d’objets d’art du Louvre.
Les liens se démultiplient indéfiniment, plaçant le regard au centre d’une galerie des glaces labyrinthique. Toutes ces rencontres ont elles-mêmes été initiées en écho à l’exposition Armenia Sacra, organisée par le Louvre dans le cadre de l’année de l’Arménie.

Les œuvres d’Ucello, Grünewald, et Beuys, sont projetées sur les murs de la salle. La vidéotransmission permet un contact visuel en temps réel, créant un espace-temps complexe: l’image tressaute et s’altère en fonction de la luminosité des lieux d’exposition, les visiteurs surgissent plus ou moins nombreux selon les musées. Agrandies à hauteur de leur taille réelle, ces images destinées aux écrans d’ordinateur restituent des œuvres floues. L’effet de présence de l’œuvre se substitue à la précision de la reproduction.

C’est ainsi que se déploie de bout en bout du monde l’œil numérique, cet œil qui voit tout, et perd pourtant le grain du réel. Aussi médiocre soit la qualité de ces images, l’intensité de cette présence en direct n’en est pas moins saisissante : le franchissement des barrières spatiales ne cesse de produire son impression miraculeuse. Doué du don d’ubiquité, le spectateur peut faire coexister des espaces-temps différents. Sarkis donne ainsi forme au musée imaginaire dont rêvait Malraux, musée virtuel désincarné, peuplé d’œuvres fantomatiques, mais investies de toute la présence dont les spectre sont capables.

Le franchissement des barrières spatiales n’est que la première étape d’un processus synesthétique, bien plus ambitieux qu’une simple prouesse technologique. Les œuvres convoquent tour à tour le toucher, l’ouïe, et la vue.

Une grande installation vidéo fait écho au Retable d’Issenheim, reprenant sa forme cruciforme. La main de Sarkis, trempée dans de l’aquarelle jaune comme du miel, touche du bout des doigts le corps du Christ reproduit sur du papier, stigmate par stigmate.
Commandé à Grünewald au XVIe par l’ordre des Antonins, le retable avait probablement une vocation thaumaturge, pour cet ordre dévoué à la guérison des malades. A défaut de pouvoir toucher le corps du Christ, et prolonger ainsi la dimension très physique de l’œuvre, Sarkis restitue le geste d’attouchement sur le corps reproduit.

La Bataille d’Ucello est retransmise depuis l’immense salle du Louvre où défilent des milliers de visiteurs, s’interposant devant l’œuvre. Des trois scènes peintes par Ucello, celle du Louvre a la particularité d’être un moment suspendu. Encore assemblée, l’armée s’apprête à la mêlée.
Le cliquetis des lances qui s’entrecroisent et le frémissement des sabots résonnent. C’est ce bruit de la guerre que Sarkis tient éparpillé dans la caisse de bois déposée au pied de l’image vidéo. Une véritable mêlée de bandes sonores de Wagner et Schoenberg prête son écho muet au bruit imaginaire de la bataille. Le néon rose qui gît au milieu, «Leidchatz» (trésor de souffrance), est un débris d’une installation réalisée par Sarkis pour commémorer le bicentenaire de Valmy.

En lieu et place de la vidéo attendue du Cri de Munch, est projeté un film réalisé par Sarkis, Au commencement, l’œil de Munch. Un pinceau, trempé dans une aquarelle rouge, plonge sa pointe dans un bol d’eau: les filets de couleur s’assemblent en cercles concentriques. Les volutes initiales constituent progressivement l’image d’un œil, et reprennent les ondes qui ébranlent le tableau de Munch. L’œuvre n’ayant pu être filmée, Sarkis montre directement l’image qu’elle a produit sur son œil, indélébile.
Cette image d’œil supplante le défaut d’image également à un autre niveau : atteint d’une maladie rétinienne, Munch a peint ses tableaux les plus abstraits à partir des visions de sa rétine malade. L’impossibilité de montrer le Cri est donc dans le droit fil des difficultés à voir rencontrées par Munch lui-même.

La dernière œuvre, Sommeil abandonné coloré, fait écho au Block Beuys, cette installation étirée sur sept pièces dans le musée de Darmstadt, qui rassemble une série de 270 objets. L’étagère de feutrines colorées présentée par Sarkis reprend l’un des éléments du Werkkomplex, en lui ajoutant les panneaux de feutre, le matériau de prédilection de Joseph Beuys.
L’ensemble de l’exposition rend hommage aux dispositifs de Beuys, élargissant à l’art à tous les stades de la perception.

Toutes ces rencontres font de l’exposition la réalisation du musée imaginaire de Sarkis, où les œuvres ignorent les murs de pierre des musées et la répartition figée par la chronologie. Le Louvre accueille ainsi dans son antre une installation proprement contemporaine, caisse de résonance où viennent vibrer les œuvres.

Sarkis
— Leidschatz, 1992-2007. Installation. Caisse dorée type caisse d’oeuvre avec néons cassés, bandes magnétiques, néon rose, transformateur. Collection de l’artiste.
— Au Commencement, L’Oeil de Munch, 2006. Vidéo, projection, lecteurs, 2 minutes.
— Au Commencement, Le Toucher, 2005. Installation vidéo, 6 vidéo couleur, écran, lecteurs, bois de tilleul. Collection Fnac.

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