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Rencontre avec le public

Le communiqué de presse diffusé par la Ménagerie de Verre est particulièrement mystérieux et creux: il ne dévoile rien du spectacle qui va avoir lieu et s’offre à lire comme un exercice d’annonce. Pourquoi ce texte?
Thibaud Croisy. D’abord, ce n’est pas vraiment un communiqué de presse, c’est un texte de présentation ou de communication que les théâtres demandent. Du coup, on écrit toujours un texte avant même que la pièce soit créée et parfois avant que les répétitions aient commencé. C’est comme ça, c’est un état de fait. Ça ne me dérange pas forcément plus que ça, si ce n’est que ça met toujours le beau discours au centre. Mais j’aimerais bien savoir pourquoi vous dîtes que ce texte est «creux»…

Peut-être parce qu’il semble dire ce que disent tous les textes de communication : «Venez! Cela va être génial! C’est le spectacle que vous attendiez et qui vous attend». Le creux, ça résonne… Ou plutôt que creux, il serait dégraissé, à l’os même de l’exercice.
Thibaud Croisy. Ah oui, je ne l’avais pas entendu dans ce sens-là. Dégraissé, sans doute. En tout cas, il ne faut pas se voiler la face, c’est l’enjeu d’un texte de communication : communiquer, faire venir les gens, défendre son bout de gras. Il ne faut pas oublier que cet exercice part tout de même d’une contrainte car si ça ne tenait qu’à moi, je m’en passerais bien. Sauf que maintenant, il faut le faire et à tout prendre, je le fais parce que je n’ai pas envie que le premier venu écrive une connerie sur mon travail, je préfère encore écrire mes propres conneries moi-même. Après, je ne crache pas non plus dans la soupe parce qu’un texte de communication, ça amorce un dispositif, ça suscite des attentes et ça joue aussi, bien sûr, avec le désir du spectateur. Et jouer avec le désir, faire bouger le corps du lecteur pour qu’il aille jusqu’à son téléphone et qu’il fasse une réservation, ça m’intéresse assez. Finalement, j’ai toujours envie de réinventer ce texte de communication, cette adresse au public qui viendra ou qui ne viendra pas et à chaque fois, je me dis que c’est déjà là que la pièce commence.

Votre pièce s’intitule Rencontre avec le public comme si le spectacle avait déjà eu lieu. On a l’impression que vous nous conviez à l’étape suivante. À quoi va-t-on assister?

Thibaud Croisy. C’est vrai, le titre de cette création, Rencontre avec le public, peut donner le sentiment que le spectacle a déjà eu lieu car généralement, la convention de la rencontre avec le public se fait une fois la représentation terminée. Ici, on propose au public de se déplacer pour voir une forme qui s’intitule précisément Rencontre avec le public donc d’une certaine manière, la temporalité de la rencontre est déplacée, anticipée. Il ne s’agit plus d’un bonus, d’un supplément auquel on pourrait assister après le spectacle (car le rituel de la rencontre est toujours facultatif) mais il s’agit au contraire de la pièce même, de ce qui est imposé – ou posé, du moins. C’est vrai que c’est comme si la pièce était déjà passée, comme si elle n’était plus là, comme si on en avait fini avec le spectacle, qu’on l’avait enterré, et en même temps, ce titre littéralise aussi ce qui se joue dans toute forme d’art vivant : deux instances se rencontrent. Les artistes, sur scène, et les spectateurs, dans la salle. Deux instances se donnent rendez-vous à un horaire donné et tentent d’établir un contact. C’est le principe du théâtre.

Est-ce une façon de mettre à mal ou de questionner le temps de la représentation?

Thibaud Croisy. Sans doute les deux. Ce qui m’intéresse quand je crée une forme vivante, ce n’est pas simplement d’élaborer une représentation mais de penser à son antithèse, à ce que pourrait être aussi une non-représentation – tout en sachant que cela n’existe pas, nulle part – et de songer aussi à l’au-delà de la représentation ou à son en-deçà, c’est selon. Élaborer des représentations, c’est un truc assez fatiguant, assez chiant, assez facile à mettre en route, d’ailleurs : on passe son temps à en construire, tous les jours. Alors que tenter d’écraser un peu la représentation ou les représentations des autres et les siennes propres, c’est déjà plus excitant.

Dans votre première pièce Je pensais vierge mais en fait non, vous conviiez le public hors du théâtre pour le mener dans votre propre appartement, un espace confiné, si bien qu’un des intérêts de cette performance résidait dans l’identité et la posture des quelques spectateurs présents —comment ils réagissaient au corps de la performeuse, à votre propre présence, au fait d’être réunis ensemble… Je n’ai jamais autant observé un public que chez vous.
Est-ce qu’il se joue quelque chose de cet ordre dans Rencontre avec le public?

Thibaud Croisy. Je pensais vierge mais en fait non n’était pas ma première pièce. C’était la première pièce dont j’étais l’auteur mais avant cela, j’avais plutôt mis en scène des textes écrits par d’autres. La première mise en scène que j’ai faite s’appelait Rixe. C’était en 2007 et j’étais plutôt content de commencer à faire quelque chose sur scène avec une pièce qui portait ce titre-là… À propos de Je pensais vierge mais en fait non, je suis heureux de vous entendre dire ça, que vous n’avez jamais autant observé un public que chez moi. Si cette chose-là a eu lieu, j’en suis vraiment heureux. Je ne sais pas pourquoi mais j’aime beaucoup regarder le public quand je vais dans une salle de spectacle. Souvent, je tourne la tête à un moment de la pièce pour observer les gens derrière moi, leurs visages, leurs regards, leurs corps. Parfois, ça m’intéresse bien plus que ce qu’il y a sur scène, surtout quand ceux qui sont sur scène font comme si la salle n’existait pas. C’est un peu comme la technique: les projecteurs, les perches, les câbles, il y a toujours un moment de la pièce où je m’amuse à observer ça, l’implantation de la technique, l’installation que ça forme au-dessus de nous. Alors, c’est vrai, je dois sans doute reproduire ça quand je fais des pièces, ce regard, et faire en sorte que les gens s’observent, que les artistes et les spectateurs puissent se regarder. C’est très drôle, tout de même, quand tout ce petit monde se regarde et en même temps, dès qu’il n’y a plus de parole mais un peu de silence, ça devient très vite effrayant.

Vous avez écrit un texte sur les conditions de financement du spectacle… Est-ce aussi un lieu du spectacle?

Thibaud Croisy. Oui, je pense. Il s’agit d’un texte paru dans la revue Volailles sur les nouvelles manières de financer des spectacles: le crowdfunding, c’est-à-dire le financement par la foule, l’économie collaborative. En deux mots, des gens font des dons sur internet, sur des plates-formes comme Kisskissbankbank ou Ulule, pour que des projets de spectacle voient le jour. Le fric, pour moi, c’est toujours un endroit du spectacle. L’argent, c’est toujours un accessoire de théâtre mais au-delà de ça, c’est une donnée fondamentale car on a besoin d’argent pour faire des spectacles, contrairement à l’activité d’écrire par exemple, qui ne coûte rien d’un point de vue matériel, hormis du papier et un stylo. Donc un spectacle se fait toujours avec un budget donné, un lieu donné et un contexte donné. Ce qui est dommage, c’est qu’on ne parle jamais de ça: le public n’a aucune idée de combien coûte un spectacle, de la manière dont on le finance et de l’économie dans laquelle se situe la chose qu’il voit. On ne lui en parle pas parce qu’on pense que tout ça va profondément le gonfler mais il faut dire aussi que ça arrange bien des gens de ne pas trop en parler. Moi, j’essaye toujours de montrer ça et à un autre niveau, de raconter cette histoire au public, de lui raconter d’où vient l’argent et dans quel standing nous sommes, nous, et dans quel standing il est lui aussi, du coup.

Cette année, vous élaborez un projet au CAC Brétigny, Gymnase nihiliste, où justement vous impliquez autrement le public.

Thibaud Croisy. Oui, là, ce sont des spectateurs que je rencontre différemment, pas par l’intermédiaire de la scène mais par un appel à participation que j’ai émis depuis et avec le centre d’art contemporain. Et pour le coup, je rencontre et je travaille directement avec les spectateurs puisqu’ils ne sont que dix. En fait, j’ai proposé à des gens de former une assemblée de spectateurs chargée d’examiner des projets qui ont été soumis par quatre artistes: Patricia Allio & Éléonore Weber, Yan Duyvendak et Thomas Ferrand. L’idée est que cette assemblée de spectateurs puisse discuter et débattre de ces projets au cours de plusieurs séances avant d’en sélectionner un pour le suspendre définitivement, donc pour qu’il ne s’incarne pas, pour qu’il ne voie pas le jour. C’est un dispositif dans lequel du public est convié à un endroit qui lui est toujours caché, refusé, c’est-à-dire en amont de la représentation, au stade de la conception – un moment parfois un peu sacré, que l’on connaît très mal, en tout cas – et c’est précisément sur ce moment-là qu’il peut intervenir ici et performer son statut de spectateur. Cette assemblée est donc spectatrice d’un projet, pas d’un spectacle, et en particulier d’un projet que je lui propose d’interrompre, d’éteindre.

Programmé dans un festival dédié à la danse, comment vous situez-vous par rapport à cette discipline? Pourquoi et comment la danse plutôt que le théâtre?

Thibaud Croisy. C’est drôle parce que c’est une question que me posait Marie-Thérèse Allier, tout à l’heure [la directrice de la Ménagerie de Verre]. On discutait dans son bureau et elle me demandait si j’étais «plus théâtre» ou «plus danse» et moi, la seule réponse que j’ai trouvée à lui faire, c’était de lui dire que j’étais au-delà du genre. Je lui ai dit ça comme ça, du tac au tac, et ça l’a fait marrer. Au fond, pourtant, c’est vrai: théâtre ou danse, mise en scène ou chorégraphie, ça n’a aucune espèce d’importance pour moi, je ne raisonne pas du tout en ces termes-là. Je ne me dis jamais: «tiens, je vais essayer de faire du théâtre, là» ou «cette fois, je vais essayer de faire un truc un peu plus chorégraphié». J’aime simplement qu’il y ait du silence, des actions sans paroles, j’aime beaucoup ça, alors là, les gens trouvent parfois que ça ressemble à de la chorégraphie minimaliste et puis quand je demande à quelqu’un d’ouvrir la bouche, de parler, parce que j’aime bien qu’il y ait de la parole aussi, les gens trouvent que c’est plutôt du théâtre. Après tout, ils font ce qu’ils veulent, ça les regarde. Mais je crois tout de même que ça fait maintenant des décennies qu’on essaye de sortir de ces catégories-là donc ce serait bien qu’on arrête de nous poser la question et de toujours penser en terme de cases, de toujours remettre ça sur le tapis. Les cases, c’est bon pour l’école, le collège, et moi, je n’ai plus du tout envie d’être avec des professeurs. Les jeunes, les vieux ; les hommes, les femmes; les riches, les pauvres; le théâtre, la danse : c’est toujours plus confortable de se dire que la réalité est binaire, qu’en face de nous et en nous, il y a soit l’un, soit l’autre, alors qu’au fond, on sait très bien que les choses sont beaucoup plus compliquées que ça.

Rencontre avec le public
De Thibaud Croisy
Avec Véronique Alain, Sophie Demeyer, Léo Gobin
Lumières et images: Emmanuel Valette
Coproduction: Ménagerie de Verre, Studio-Théâtre de Vitry