PHOTO

Remarques sur les couleurs

Pg_Pompidou16xMagritte05bFamine
@12 Jan 2008

Installer des victimes de guerre dans des décors naturels splendides crée une étrangeté qui perturbe le regard. Ce par quoi Polidori veut rompre avec les stratégies de la communication et de l’information, interroger l’acte même de voir et les difficultés à saisir le réel sous une forme visuelle ou linguistique, ainsi qu’entamer un dialogue entre celui qui fait l’image et celui qui la regarde.

Si, sur le terrain de l’information, l’image photographique a longtemps régné sans partage, cette suprématie semble aujourd’hui bel et bien terminée. La photographie de reportage, notamment celle des photographes d’agence, est en effet largement débordée par la multiplication des télévisions et leurs corollaires (hégémonie du « direct », moyens financiers, logistiques et humains sans précédents), et par l’irruption des technologies numériques qui permettent une diffusion instantanée. Ce phénomène a accrû le flux ininterrompu des informations visuelles qui inondent la planète, brouillant considérablement notre rapport avec un réel devenu de plus en plus opaque, illisible. Pour tenter de redonner du sens au monde, d’en analyser les grandes mutations sociales et politiques, certains artistes qui utilisent la photographie s’éloignent des pratiques du photojournalisme et des circuits médiatiques, refusant, par exemple, d’ajouter une image de plus à la pléthore d’images en circulation.

En convoquant un autre champ de la pensée, en l’occurrence des fragments du philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein, les œuvres d’Ambra Polidori tracent les contours de ce lignage éthique et esthétique qui rompt avec les stratégies de la communication et de l’information. Ses images numériques en grand format, réalisées à partir de ses propres clichés ou en se réappropriant des photographies de presse ou de reportage, montrent des populations prises dans des situations de guerre, lors de migrations forcées liées à des conflits ethniques. Par le biais du montage numérique, Ambra Polidori place ces réfugiés — femmes, vieillards, enfants — dans des paysages naturels imposants, vastes plaines ou montagnes majestueuses.
La violence de cette manipulation produit un véritable choc visuel. Installer en effet ces personnes complètement démunies dans des décors naturels d’une telle beauté crée une étrangeté et un malaise qui perturbent le regard. Matelas, couvertures de survie siglées, corps éreintés par la fatigue et l’effroi allongés à même le sol, visages hagards, ces indices révélateurs de la souffrance des hommes à l’âge contemporain résistent d’autant plus à l’analyse qu’ils sont projetés sur une scène grandiose.

La confrontation de l’image et du texte — incrusté dans les marges blanches telle une minuscule fenêtre — permet à la pensée de se mettre au travail. Alors que la plupart des photographies de guerre diffusées par les médias focalisent sur les horreurs commises, contribuant ainsi à leur banalisation, Polidori s’interroge, avec Wittgenstein, sur l’acte même de « voir », sur les difficultés et les limites inhérentes à toute saisie du réel sous une forme visuelle ou linguistique. Sur les brisées théoriques du philosophe viennois — pour qui le langage est une convention culturelle où le sens d’un mot procède autant d’une forme de vie spécifique que d’un usage social déterminé —, Ambra Polidori utilise la manipulation numérique, qui déterritorialise les corps, pour montrer que les mêmes problématiques travaillent toute représentation photographique.

Dans la résonance entre les images digitales et les fragments philosophiques, l’entrelacement du visible et du dicible réexamine la question du sens, qui n’est jamais univoque. Toujours multiple, souvent caché, il fuit au contraire de toute part. En plaçant l’indétermination et le doute au cœur de son travail, l’artiste mexicaine soumet à la question, à travers notamment leur mode de production, la valeur testimoniale des images contemporaines et leur destination.
Au-delà de l’effet visuel, qui focalise sur les conséquences tragiques des transferts de populations prises en otage, le redéploiement des corps dans l’espace rétablit, chez Ambra Polidori, l’indispensable contrechamp d’un dialogue entre celui qui fait l’image et celui qui la regarde. Cette reconfiguration des formes du sensible n’est rien moins que l’expression esthétique d’une posture politique.

Série Observaciones sobre los colore (Remarques sur les couleur)
— II-18, 2000. Photo numérisée, texte. 90 x 110 cm.
— I-74, 2000. Photog numérisée, texte. 90 x 145 cm.
— III-339, 2000. Photo numérisée, texte. 125 x 133 cm.
— III-165. Arbol de la Realidad (Arbre de La Realidad), 2000. Photo numérisée, texte. 125 x 137 cm.
— III-68, 2000. Photo numérisée, texte. 125 x 171 cm.

AUTRES EVENEMENTS PHOTO