ÉDITOS

Rémanences

PAndré Rouillé

Les mois d’été seront sans doute l’occasion de songer aux images qui ont empli nos yeux au fil de la saison. Les œuvres rencontrées dans les galeries ou les musées se chevaucheront dans nos mémoires à ces flux incessants d’imageries qui se sont déversées dans nos esprits, parfois directement, sans même qu’on ne les voient toujours.
Dans cette pléthore, difficile de faire la part de l’art.

D’autant plus qu’avec la photographie et la vidéo, les matériaux de l’art et ceux des imageries sont maintenant souvent les mêmes. Avant que la photographie ne devienne l’un des matériaux majeurs de l’art contemporain tout était assez simple. Le territoire de l’art était grosso modo balisé par la peinture.

Aujourd’hui, le matériau n’est plus à lui seul discriminant car l’art déborde amplement les sphères du visible. C’est dans les démarches, dans les procédures, qu’il est à chercher. Ce qui, par parenthèse, complexifie énormément l’acte de regarder. L’art contemporain sollicite moins un œil sensible qu’un œil informé. Au risque de placer l’art dans une position de retrait par rapport à l’omniprésence des images médiatiques.

Deux séries d’images médiatiques restent vives dans ma mémoire, comme par un effet de rémanence. Certes très différentes en apparence, chacune d’elles exemplifie une forme d’humiliation contemporaine : d’un côté, l’humiliation des prisonniers irakiens par les militaires américains ; d’un autre côté, l’humiliation des spectateurs par l’indigence inouï;e de la série télévisée La Ferme.
Que ce soit dans l’horreur ou dans la vulgarité (on pense aussi aux magazines people), les imageries médiatiques sont condamnées à l’extrême, à l’immédiateté et à la proximité. L’art, lui, tend au contraire à mettre en œuvre sa distance et sa posture vis-à-vis des choses et des événements du monde. Aussi dramatiques soient-ils.

C’est ainsi qu’à propos de la guerre du Golfe, de Bosnie, ou du Rwanda, des artistes comme Sophie Ristelhueber, Alfredo Jarr, et bien d’autres, se sont employés à trouver des formes et des procédures photographiques particulières pour aborder l’horreur qui défie la représentation parce qu’elle excède la vision, parce qu’elle frappe tous les sens, parce qu’elle s’éprouve avec le corps entier. Déjouant les tentatives les plus abouties de représentation, en particulier celles des reporters, l’horreur requiert la distance, le retrait.

Aussi, la distinction apparaît-elle clairement entre la démarche artistique et la démarche documentaire. Le reportage représente en allant de la chose à l’image. Son domaine est celui de la référence, du vécu, des perceptions et des affections.
La démarche artistique, quant à elle, excède généralement le vécu. L’œuvre d’art se compose d’affects, qui dépassent les affections, et de percepts, qui dépassent les perceptions (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie). Elle est à la fois ancrée dans le vécu, et détachée du vécu par le travail sur le matériau.

C’est d’ailleurs parce que l’œuvre excède tel vécu singulier qu’elle peut acquérir une valeur allégorique, passer de la désignation (particulière) au sens (général). Rendre durable un moment du monde.

André Rouillé.

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Stelarc, Le Troisième bras, 2000. Performance. © Sterlac 2000

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