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Reconstitutions

PMathilde Villeneuve
@12 Jan 2008

Trois séries photographiques: «Rugby», «Quotidien», «Pornographie» qui remettent en scène, en studio et avec des acteurs, des images antérieurement publiées dans la presse. Visages impassibles, poses immobiles et corps interchangeables pour une simulation d’actes suspendus dans le temps.

Édouard Levé a conçu les mises en scène de ses trois séries photographiques — «Rugby», «Quotidien», «Pornographie» — à partir d’images collectées dans la presse. Loin d’être réalistes, ses compositions sont ostensiblement théâtrales. La théâtralité passant par la soustraction de toute une série de signes, par l’emploi systématique du studio, par les poses stéréotypées des acteurs, par le traitement de la lumière.
Même les protagonistes, que l’on retrouve d’images en images, sont anonymes et toujours privés d’expressivité. Leurs vêtements les confondent plus qu’ils ne les distinguent: chaussures noires vernis, pantalons classiques, tailleurs, jeans et hauts informes.

Ainsi la série «Rugby», à partir d’images emblématiques, se compose de représentations sans ballon ni stade, et avec des modèles dont les tenues de ville remplacent le maillot d’équipe. Le rugbyman viril est remplacé par un jeune-homme à l’allure longiligne; une accolade entre vainqueurs se transforme en une étreinte pleine d’affection et de tendresse.

Accrochée au sous-sol de la galerie, la série «Pornographie» présente, quant à elle, des compositions d’actes sexuels, avec selon les cas, deux, trois ou quatre partenaires qui ont l’incongruité, dans ce genre de scènes, d’être totalement habillés. Les hardeuses siliconées des films porno font place à des jeunes femmes en tailleurs à l’air indifférent, et manifestement utilisées ici à contre emploi. Là encore, Édouard Levé procède à une inversion critique des stéréotypes du genre: par l’habillement, par l’abolition de tout indice d’excitation, par le rejet des signes convenus du plaisir.

La série «Quotidien», contrairement aux autres, évoque des événements tragiques: grève de la faim, guerre, annonce du passage de Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle, etc. Sur une photographie, un groupe de personnes fixe un plancher apparemment vide. En vérité, la scène se passe en Palestine et le sol est maculé d’une tache de sang, mais Édouard Levé a supprimé de l’image tous les éléments de singularisation, l’a littéralement abstraite, et l’a ouverte à toutes les interprétations: un attroupement autour d’une course de fourmis ou d’une partie de bille improvisée? C’est selon.

Car les corps ne sont finalement, pour Édouard Levé, que les «dénominateurs communs» des images, incapables à eux seuls de tout dire. Parfois même, ils ne font qu’étrangement flotter, sans raison objective, dans un espace aux limites effacées.
L’ici et maintenant a laissé place à une représentation intemporelle. L’artiste est parvenu à neutraliser la scène pour n’en garder qu’un acte générique. Cette décontextualisation crée une atmosphère inquiétante, un sentiment mêlé d’humour, d’angoisse et de beauté face à ces hommes aux contacts immobiles.

En l’absence des codes auxquels elle se raccroche habituellement, la réception des images puise dans des univers multiples: les corps, figés dans un moment de tension physique ou morale rappellent les peintures religieuses de la Renaissance, les chorégraphies contemporaines, ou encore les scènes de rues actuelles.

En débarrassant la photographie de ce qui en fait un témoignage Édouard Levé replace l’image médiatique dans un champ fictionnel et l’ouvre à l’interprétation. Par la déconstruction des symboles et par les énigmes, laissées en suspens, de la nouvelle représentation, elle stimule l’esprit critique et appelle à réinventer le sens de ces chorégraphies glacées.

Lire l’entretien de paris-art.com avec l’artiste

Édouard Levé :
— Série «Rugby», 2003. 5 photos couleur. 70 x 70 cm et 100 x 100 cm.
— Série «Quotidien», 2003. 5 photos couleur. 70 x 70 cm.
— Série «Pornographie», 2002. 5 photos couleur. 70 x 70 cm.

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