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Rapport Bethenod : pour un marché de l’art… de propriétaires

PAndré Rouillé

Autant le dire d’emblée, les très médiatisées «Propositions en faveur du développement du marché de l’art en France» que Martin Bethenod a remises à la ministre de la Culture sont d’une platitude telle qu’il n’y a guère à en attendre. Les cinquante-huit pages du rapport sont un long et lancinant ânonnement de la vulgate libérale en matière d’art et de marché de l’art. Devant un tel vide de pensée, de perspectives, d’imagination, d’énergie et de vision, on comprend mieux les difficultés que rencontre le marché de l’art en France et sur une scène internationale en pleine effervescence.

Alors que le marché français est depuis plusieurs années «en expansion en valeur absolue», avec une hausse des ventes de 13% en 2006, «il régresse en valeur relative, perdant du terrain sur le marché mondial qui, pour sa part, a connu une croissance de 36% en 2006». La troisième place mondiale lui est rudement disputée par la Chine.

Une rapide et très convenue introduction ouvre le propos sur les enjeux économiques du marché de l’art, sur son rôle dans le rayonnement international de la France, sur son «importante responsabilité à l’égard de la création», sur sa mission «essentielle» en faveur du patrimoine national et des collections publiques, et sur son action de diffusion artistique et culturelle. A la suite de quoi le rapport se concentre sur deux seules questions significativement intitulées: «Développer les collections privées» et «Améliorer la compétitivité du marché français».

Le premier des deux axes stratégiques proposés consiste donc à «Développer les collections privées» selon une série de dix-huit «recommandations».
Les nombreux et divers acteurs de l’art auraient mérité d’être considérés avec précision dans leur singularité en vue de les faire entrer dans le marché ou de comprendre ce qui les en éloigne.
Au lieu de cela, le rapport se limite à ceux qui sont déjà acquis (ou presque) : les collectionneurs, ces propriétaires d’art, personnages quasi-mythiques d’une scène de l’art engoncée dans ses passions d’objet — très en retrait des grands processus de la nouvelle société de la connaissance et du capitalisme cognitif.

Alors que le rapport piloté par Martin Bethenod, ancien Délégué aux arts plastiques du ministère de la Culture devenu Commissaire général de la Fiac, héroïse littéralement les collectionneurs, il oublie aussi caricaturalement les artistes, les opérateurs publics de l’art et les amateurs qui sont proches de l’art mais éloignés de l’acte d’achat.
Qu’il suffise à cet égard d’évoquer les recommandations 16 à 18 suggérant une série d’actions en faveur de «la reconnaissance de l’importance artistique, culturelle et sociale des collections privées et des collectionneurs». Il est préconisé de lancer une «campagne de communication valorisant le rôle joué par les collectionneurs privés dans l’enrichissement du patrimoine national», notamment par le biais du dispositif des dations qui permet à des contribuables privés de régler leurs impôts sous la forme d’œuvres d’art.
 Et le rapport d’insister: «Un dateur heureux est un donateur potentiel, tandis qu’à l’inverse un dateur malheureux le vecteur d’une image négative des musées français». Enfin, comme si cela ne suffisait pas, il est souhaité que «la prise en compte des relations avec les collectionneurs soit généralisée dans le projet scientifique et culturel de chaque musée».
On aboutit ainsi à une stratégie unilatérale — les collectionneurs, les collectionneurs, rien que les collectionneurs —, quand il faudrait au contraire proposer une palette ouverte d’actions, de postures et de mesures capables de susciter une adhésion large et variée au sein et au-delà de l’art.

Il est en effet frappant de constater que les artistes, totalement ignorés et maintenus à l’écart, ne sont pris en compte qu’à propos d’une longue et insistante remise en cause du «droit de suite» (un droit acquitté aux artistes sur les ventes successives de leurs œuvres).
Cet oubli signifie que les artistes et la production en art sont négligés au profit des intérêts strictement comptables et financiers des marchands et des des clients-collectionneurs.
Tout cela correspond une vision étroite, refermée sur les protagonistes immédiats du marché, alors qu’il faudrait susciter une dynamique ouverte rassemblant tous les partenaires de l’art, chacun à son niveau et selon ses positions dans le marché.

En fait, ces limites trahissent une orientation idéologique très nettement libérale en exacte conformité avec celle  que le chef de l’État a exprimée dans la lettre de mission adressée à la ministre de la Culture, traçant, en matière d’art, une priorité politique en faveur de la demande contre l’offre.
Au nom de «démocratie culturelle», cela consistait à privilégier les «attentes du public» sur la «création», tandis qu’en matière de marché le rapport Bethenod concentre l’attention sur les intérêts des marchands et de leurs clients-collectionneurs à l’exclusion de ceux des autres acteurs de l’art, notamment des artistes.
Les logiques quantitatives du «public» et du profit se superposent aux dimensions culturelles, sociales et artistiques. Dans le marché de l’art, les lois du marché prédominent sur celles de l’art.

S’il est évidemment légitime qu’une réflexion sur le marché se préoccupe des clients et des manières de les fidéliser, il est pour le moins curieux d’accorder si peu d’attention aux façons d’en élargir le nombre et d’en renouveler le profil.
On chercherait en vain la moindre «recommandation» prospective dictée par une conscience claire que l’enjeu majeur du marché de l’art d’aujourd’hui est d’accroître de toute urgence son attractivité national et internationale afin d’attirer pour demain de nouveaux amateurs et de nouveaux talents, et de susciter de nouvelles vocations de collectionneurs issus d’autres horizons économiques, culturels et sociaux, appartenant à d’autres générations, et dotés d’autres valeurs et habitudes.
L’art, l’économie, l’éducation, l’état du monde, et tout simplement les goûts, les générations et les comportements se renouvellent. Mais le rapport ne propose aucune orientation adaptée.
Il se focalise sur les collectionneurs au lieu de suggérer les mesures susceptibles d’unir autour des artistes et des créateurs tous les acteurs de l’art dans une même dynamique d’initiatives et de créations, seule capable de redonner à la France une part de son attrait.
Il persiste à s’aveugler avec cet axiome libéral, usé à force d’avoir été démenti, selon lequel «un marché dynamique et soulagé de certains prélèvements est l’assurance de revenus pour les artistes».
Il s’adosse à cette vieille antienne, elle aussi libérale, et elle aussi totalement idéologique, qui voudrait que le privé soit l’avenir du public, les collectionneurs privés les meilleurs soutiens des collections publiques des musées.
En fait, il se limite à échafauder de façon très technocratique des «mécanismes» fiscaux et réglementaires d’inspiration libérale, alors que ce sont les dynamiques sociales, culturelles et artistiques qui font défaut — et la vitalité d’une production artistique active, et dûment stimulée et accompagnée.

La seconde moitié du rapport, intitulée «Améliorer la compétitivité du marché français», décline à l’envi le paradoxe libéral consistant à socialiser les coûts tout en privatisant les profits. Une série de mécanismes est ainsi proposée en vue d’«alléger et simplifier la réglementation applicable aux professions».

Ritournelle de la spéculation en art, très en vogue par les temps présents, mais… guère attractive.


André Rouillé

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Propositions en faveur du développement du marché de l’art en France. Rapport remis à Christine Albanel, ministre de la Culture et de la communication par Martin Bethenod.
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