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Rachida Triki

En Tunisie, depuis la révolution politique, la scène artistique témoigne d’une véritable effervescence. Plusieurs expositions en rendent compte, notamment «Art-Tunis-Paris» (Musée du Montparnasse, Paris, 12-30 oct. 2011). Rachida Triki, critique d’art et présidente de l’Association Tunisienne d’Esthétique et de Poïétique, dresse un état des lieux de cette scène contemporaine, encore peu visible à l’international.

Depuis quelques années, l’affirmation des artistes d’Afrique du Nord (notamment Adel Abdessemed, Zineb Sédira, Yto Barrada ou Ghada Amer) a renforcé l’absence de la Tunisie sur la scène artistique internationale.

Pourtant, malgré un système artistique faible, on remarque une effervescence locale liée autant au travail des galeries (Le Violon Bleu, El Marsa, Kanvas, Artyshow, Millefeuille) qu’aux initiatives spontanées (par exemple la manifestation d’art public «Dream City»). Récemment, des premiers signes d’ouverture vers l’extérieur se sont faits sentir dans la présence d’une commissaire tunisienne (Michket Krifa) à la dernière Biennale de photographie de Bamako, et d’une jeune artiste (Mouna Jemal) parmi les gagnants de «Dakar 2010». Une lente ascension contenant, peut-être, une promesse de croissance grâce à la révolution qui a changé une réalité périphérique et isolée dans l’avant-poste d’un grand processus de changement.

L’exposition «Art-Tunis-Paris» (Musée du Montparnasse, Paris, 12-30 oct. 2011) témoigne, à travers 60 oeuvres, du fort mouvement de liberté en acte. Et la révolution a déjà produit quelque chose à l’intérieur aussi: El Karrita, un jeune collectif pluridisciplinaire.

Serena De Dominicis. D’abord, quels sont les traits saillants de la scène artistique contemporaine en Tunisie? Quels en sont les principaux acteurs, les organismes institutionnels et privés, les collectionneurs, les critiques d’art? Existe-t-il un réseau capable de soutenir l’effervescence culturelle actuelle?
Rachida Trik. Les organismes institutionnels étaient jusque-là le ministère de la Culture, qui était au service du Palais et soutenait peu les artistes non officiels. Il y a aussi quelques galeries d’art, sans vraie politique culturelle, qui obéissent dans leur choix d’artistes au petit marché local et, plus difficilement, au marché de Dubaï. Cependant, des galeries comme celle de La Marsa ou celle du Violon Bleu, tentent malgré les difficultés à avoir une ligne artistique contemporaine d’un niveau international. Pour ce qui est des vrais collectionneurs, il y en a peu. Kamel Lazaar et Raouf Amouri ont été jusque-là confrontés à l’impossibilité juridique de créer des fondations. A présent, les choses vont peut-être changer. Aujourd’hui, avec le nouvel état des lieux, les artistes aussi ressentent la nécessité des réseaux pour réaliser leurs projets. Mais, pour l’instant, rien encore ne se dessine ni institutionnellement, ni du point de vue privé.

Serena De Dominicis. Dans ce cadre et au-delà de l’action institutionnelle ou étrangère, quelle importance peuvent avoir des manifestations indépendantes comme «Dream City» par exemple?
Rachida Trik. «Dream City» était une opération intéressante dans le sens où les artistes ont travaillé in situ pour des habitants qui étaient invités à participer à l’événement. Plusieurs artistes locaux se sont investis dans cette opération et ont travaillé avec des urbanistes et des sociologues. Aujourd’hui, le même collectif travaille en milieu rural pour l’intégration de la potière de Sajnane, au nord de la Tunisie. L’entreprise est intéressante, même si elle touche plus le social que l’art proprement dit.

Serena De Dominicis. Il y a quelque temps, lors de la rencontre de l’ATEP sur «Les paradoxes du contemporain dans l’art» (2010), il y avait un argument très intéressant: «Les conditions de l’échange entre les scènes artistiques locales et la scène internationale de l’art contemporain». Il se manifestait, en effet, un problème de système qui assombrit la production artistique au regard international. Qu’en pensez-vous?
Rachida Trik. Effectivement, la scène internationale de l’art contemporain influe considérablement sur l’acception du contemporain dans les formes d’art dans les pays du sud. Par exemple, des artistes peintres qui ont déjà toute une carrière se mettent à adopter le multimédia, à faire des installations ou de la vidéo pour continuer à exister en tant qu’artistes. De plus, certaines œuvres sont des réponses à l’attente de la représentation qu’on se fait de telle ou telle localité ou communauté (femme arabe, etc).

Serena De Dominicis. En septembre 2010, le site internet www.tunisiartgalleries.com affrontait la problématique de l’absence de la Tunisie de la scène régionale et internationale malgré un certain dynamisme, en considérant cette «absence comme le présage d’une ouverture maîtrisée à l’international qui serait le signe d’une postcolonialité assumée». L’auteur de l’article soutenait aussi qu’il y a deux hypothèses de la non-visibilité des artistes contemporains tunisiens sur la scène internationale de l’art. D’un côté, les artistes tunisiens «se satisferaient du petit marché local qui les fait vivre et ne les encourage pas à affronter un monde de l’art contemporain international, difficile à percer et dont ils ignorent les codes et les usages».
De l’autre, il faut considérer la question de la mobilité car «intégrer le circuit international de l’art contemporain implique une mobilité que les artistes tunisiens n’ont probablement pas, en comparaison à leurs homologues africains ou arabes». Etes-vous d’accord? Que pensez-vous de ce concept de «postcolonialité assumée»?

Rachida Trik. Il est vrai que certains artistes tunisiens, notamment celles et ceux vivant entre les deux rives, assument la condition postcoloniale avec créativité. Je ne citerais en exemple que Nadia Kaabi Linke (née à Tunis en 1978 et vivant entre Berlin et Tunis) et Fatma Charfi (née à Sfax en 1955, résidant à Berne et se déplaçant souvent en Tunisie).
En général, ces artistes créent des dispositifs fictionnels qui interrogent de façon ludique les contradictions entre le discours humaniste et universaliste et la vision néocoloniale. Certains portent en dérision les représentations qu’on se fait d’eux. Mais ce phénomène reste tout de même à un niveau réactif, à mon sens.

Serena De Dominicis. Pour évoquer les influences culturelles, quelle est l’emprise de la culture arabo-islamique et de l’Occident sur l’art tunisien?
Rachida Trik. En Tunisie, il y a toujours eu un certain équilibre des influences culturelles extramuros. On peut cependant dire que, depuis une décennie pour ce qui est des arts plastiques, l’influence est plutôt occidentale, pour ne pas dire mondialisée. Ceci à la fois dans les démarches artistiques et dans le choix des thèmes.

Serena De Dominicis. Il y a presque une année, vous avez été commissaire de «La part du corps» au Palais Kheïreddine. L’exposition portait sur le thème du corps et il y avait beaucoup de femmes parmi les artistes invités. Quel a été l’impact de cette exposition? Quel est le rôle de la femme dans le panorama artistique tunisien?
Rachida Trik. L’exposition «La part du corps» comprenait plusieurs artistes femmes (Héla Ammar, Farah Khalil, Sonia Kallel, Nathalie Amand, Marianne Catzaras, Fatma Charfi, Delel Tangour, Pascale Weber, Tahar Mgedmini, Dora Dhouib, Sana Tamzini, Meriem Bouderbala, Michel Journiac, Chahrazed Rhaïem) parce que cela répond à la réalité du pays. Il y a actuellement plus de femmes que d’hommes qui sont dans la pratique des arts contemporains. Cette exposition a eu beaucoup de succès parce qu’elle a abordé de front le problème du corps vécu et a été aussi l’occasion de débats au sein même du musée. Les femmes ont posé à travers leur œuvres des questions sur leur identité au regard de l’autre, sur leur condition dans un monde arabo-musulman mais aussi tout simplement la question de l’intime.

Serena De Dominicis. Quels sont les thèmes les plus urgents pour les jeunes générations et quels sont, à votre avis, les artistes les plus significatifs de la scène artistique actuelle?
Rachida Trik. Aujourd’hui, c’est la révolution, les libertés, la dignité. Les artistes, ce sont celles et ceux qui restent sincères et qui créent dans un désir de faire, sans penser d’abord à la reconnaissance extramuros.
La possibilité aujourd’hui pour beaucoup de jeunes artistes d’exposer dans des lieux qui n’étaient pas jusque-là destinés à cela, nous fait découvrir de nouveau talents. C’est le cas des artistes suivants: Amel Ben Attia (peintre et vidéaste né à Tunis en 1980), Marwen Trabelsi (photographe et cinéaste né à Nabeul en 1979), Sami Nagazi (photographe né à Kairouan en 1982, qui a montré des images très originales des effets de la révolution).

Serena De Dominicis. On peut sans doute retenir la récente révolution démocratique comme une extraordinaire ligne de partage entre le passé récent et le futur proche. Qu’est-ce que ce «printemps» représente pour les artistes tunisiens?
Rachida Trik. Oui, je pense que rien ne sera plus comme avant. Beaucoup d’artistes sont en train de débattre, de réfléchir à leur statut et à leur nouveau positionnement sur la scène publique. Il y a aussi des groupes qui se forment et beaucoup de projets. Le Centre d’art vivant du Bélvédère qui était très actif dans les années 1970 a été réinvesti par de jeunes artistes décidés d’en faire aujourd’hui une plateforme de création contemporaine associant plusieurs disciplines artistiques.

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