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Qu’est-ce que l’art domestique ?

La Sorbonne publie les actes d’un colloque et le compte-rendu d’une série d’expositions dont le thème fut l’apparition du «domestique», c’est-à-dire du «paradigme de la maison» dans le champ de l’art contemporain.

Information

Présentation
Richard Conte
Qu’est-ce que l’art domestique ?

Introduction, par Richard Conte
« Depuis quelques années, chacun s’aperçoit, en visitant les ateliers et les expositions, ou en observant les travaux d’étudiants en art, qu’apparaît avec insistance comme une résurgence du paradigme de la maison. Forte de cette intuition, l’équipe du CERAP a donc décidé de poser sans détour à quarante artistes la question suivante : «Qu’est-ce que l’art domestique ?», avec le souhait qu’ils y répondent par des œuvres. Nombreuses furent alors les «réponses» dont la formalisation suscita quatre séries d’expositions dans divers lieux. Sandrine Morsillo avec zèle et perspicacité en assuma en permanence le commissariat. Toutes ces ceuvres et leur commentaire composent la partie «Catalogue» de ce livre.
Point d’orgue des expositions, le colloque, avec la même question en guise de programme, a donc eu pour objectif de nourrir notre réflexion sur un plan théorique et critique, à travers des œuvres en archipel mais commutées entre elles, par une certaine conscience — voire une connivence — du dedans, de l’intérieur et du chez-soi. Constituant le pan réflexif de cet ouvrage, cinq suites de contributions touchent à des points sensibles de nos recherches en ce domaine. Cela commence par trois approches, visant à ausculter le «souci du domestique», la question de la demeure ou encore l’étude des relations entre créativité domestique et créativité artistique.
Les communications se déclinent ensuite en quatre volets, se proposant de considérer les rapports anthropologiques et historiques que les femmes entretiennent avec la maison, et les effets de la domination masculine au sein même des modes d’appropriation de l’espace domestique. Comment ne pas interroger, par ailleurs, l’intimité érotique du corps, affleurant dans nombre de pièces de ce qu’il est convenu d’appeler l’art contemporain ? Et ceci jusqu’à l’image de l’intime saisie plus ou moins par le truchement des webcams. Ensuite, ce sont des designers et des architectes, à l’initiative d’Antoine Leygonie, qui ont développé d’autres points de vue sur l’habiter en architecture, l’incidence de la lumière ou encore l’expérience de la complexité dans la construction d’un habitat individuel, en terminant par un écart ethnographique : l’étude d’un motif décoratif traditionnel en Tunisie. Enfin, sous la rubrique «Marginalia», les débats se sont élargis et diversifiés un peu plus, grâce à un regard épinglant les occurrences historiques d’une littérature supposée domestique, ou encore par l’exemple des traditions de Noël, de la pratique de la pétanque et de la sitcom américaine à la télévision.
Est-il nécessaire de dire que cet éventail d’œuvres et de textes n’aspirent ni à l’exhaustivité ni à l’exemplarité ? Il s’agit seulement d’explorer quelques aspects congruents d’une notion dont le caractère essentiel est bien de ne jamais se laisser tout à fait circonscrire. Une question hante néanmoins mon propos : dans quelle mesure ce que nous appelons «art» peut-il être domestique ou domestiqué ? Ou mieux, comment ces deux mots art domestique, après Rimbaud, Lautréamont, Bataille, Artaud, Dubuffet, Basquiat et tant d’autres Modernes, peuvent-ils s’accoupler de la sorte ? N’y a-t-il pas là une incongruité, voire une hérésie ? Ou alors sommes-nous maintenant dans un autre régime de création et de réception des procédures artistiques, qui inviterait à repenser de fond en comble — j’allais dire de la cave au grenier — nos anciennes conceptions de l’art ?
Ainsi, à la question «qu’est-ce que l’art domestique ?» les œuvres des artistes apportent, on s’en doute, plus un écho inattendu, une extension qu’une définition. Pourtant, leur actualité et leur diversité nous invitent au repérage et à l’analyse d’un mouvement sensible vers le «chez-soi», le séjour, face à la puissance et à la complexité de la globalisation et des réseaux. Ce que nous avons appelé art domestique reste un phénomène polymorphe qui invite à penser notre mise en demeure, entendue à la fois comme abandon du corps au confort, au décor, et comme incrédulité à échapper aux agressions du monde extérieur.
Côté femmes, les choses ne s’arrangent pas, tant les pressions sociales et économiques incitent à les faire rentrer «à la maison», tant le «modelage» des enfants et les tâches ménagères sont loin encore d’être équitablement partagés, et ceci aux dépens souvent de leur épanouissement personnel et professionnel. C’est aussi que l’habitat, en tant que volume enveloppant, a son charme, son intimité, sa privauté. Des bricolages dominicaux aux technologies subtiles de la domotique, chacun y exerce une créativité qui n’est pas sans rapport avec des attitudes repérables d’artistes actuels. Est-ce au sein ou en marge de la maison qu’il faut situer la présence des écrans, des alarmes, du foyer télévisuel, la décoration de l’arbre de Noël, les nains de jardin ou la partie de pétanque ? Quand la voiture sort du garage, c’est la maison qui déroule ses fauteuils, sa radio, sa clim… En quoi l’art contemporain est-il imprégné d’un art de vivre commun ou d’une conscience critique du quotidien que l’on pourrait qualifier de domestique ? »