ART | CRITIQUE

Quelques secondes roses

PCéline Piettre
@19 Avr 2010

Doués d’une grande maîtrise plastique, Lionel Sabatté et Baptiste Debombourg sont réunis pour une exposition à deux voix, qui fait de la différence entre leurs œuvres un creuset créatif et fécond.

Si le lien formel entre leur travail respectif n’est pas immédiat — et reste relativement lâche même après la visite de l’exposition — Lionel Sabatté et Baptiste Debombourg n’en demeurent pas moins remarquablement bien assortis. Peut-être à force de se côtoyer au quotidien, dans l’atelier qu’ils partagent depuis quelques années? Ou encore en raison de leur intérêt commun pour les rebuts, mégots de cigarettes (Baptiste Debombourg) ou poussière (Lionel Sabatté), élevés à une dimension autre. Tous deux, à leur manière, ont le don des métamorphoses critiques et poétiques.

En point de départ, de mire et de convergence, une œuvre de petite dimension, Hells Angels, qui exhibe les restes d’un pigeon écrasé rehaussé de plumes de couleur, arc-en-ciel déchirant la grisaille.
Cette farce morbide est le résultat d’une collaboration entre les deux artistes, capables d’extraire une forme signifiante du quotidien le plus trivial. Cœur symbolique de l’exposition, elle en dessine les contours sémantiques.

Vanité de carnaval, d’une insoutenable légèreté, la «toile» est aussi ambiguë que son titre en oxymore et que ce rose cher à Lionel Sabatté, intégré par touches infimes mais vives. Couleur tape-à-l’œil, associée volontiers au vulgaire et au superficiel, elle est aussi celle des rêveries édulcorées de petite fille et des exubérances libertaires des minorités sexuelles.

Paradoxe à lui seul, le rose donne à cet enfer des airs de paradis artificiels. Ces mêmes paradis terrestres que recherchent les bikers du Hells Angels Motorcycle Club, fondé en 1948 en Californie, et qu’ils pensent atteindre par la pratique de la moto et la consommation régulière de stupéfiants. L’œuvre, par son titre et sa facture, est tout à la fois la synthèse plastique de cette low philosophy et la preuve de son caractère dérisoire.

Dans ce travail réalisé en commun, on retrouve l’obsession de Baptiste Debombourg pour l’urbanité, les idéologies populaires contemporaines et la customisation, et celle de Lionel Sabatté pour un certain expressionnisme pictural.
Sociologie des identités collectives d’un côté et jaillissement de la couleur de l’autre, les deux artistes se rejoignent en déclinant tous les registres de l’humour, de la franche drôlerie à l’ironie la plus cinglante. Qu’il s’agisse d’un loup reconstitué en moutons de poussière (Lionel Sabatté) ou de sculptures emprisonnant un seau ménager dans un pare-brise (Baptiste Debombourg), leur travail est loin de tout académisme et semble se moquer gentiment de la pratique artistique, dont les hautes aspirations ne la préservent en rien du grotesque et de la précarité.

Incontestablement, Patricia Dorfmann a eu une bonne intuition. Les deux œuvres se répondent et s’harmonisent parfaitement dans l’espace, le gris et le rose de la série de tableaux grands formats Quelques secondes roses (Lionel Sabatté) contrastant subtilement avec la transparence des précieux Sans titre avec un seau, sauvés de leur médiocrité d’origine par un processus de sublimation propre à Baptiste Debombourg.

Et si ce dernier s’inscrit davantage dans une perspective sociopolitique, fort d’un intérêt pour «les codes d’identifications de masses» (Claude Lévêque) et nanti d’une faculté aigüe d’observation, Lionel Sabatté charge la poussière, emblème de l’immatériel et du temps qui passe, d’une pesanteur organique.
Sale, dense, constituée de poils et de cheveux, elle évoque un quotidien poisseux, une vie égrenée de petites morts, à l’image de ses escargots géants, peints à l’huile, qui laissent derrière eux les traces adipeuses de leur passage.

Liste des Å“uvres
— Baptiste Debombourg, Tradition of excellence VI, 2010. Mine de plomb sur papier Vinci. 30 x 40 cm
— Baptiste Debombourg, Code article 2, 2009. Bois mélaminé imitation hêtre. 140 x 104 x 60 cm
— Baptiste Debombourg, Sans titre avec seau, 2010. Pare-brise verre feuilleté avec seau. 150 x 112 x 30 cm
— Baptiste Debombourg, Sans titre avec seau II, 2010. Pare-brise verre feuilleté avec seau. 135 x 90 x 30 cm
— Baptiste Debombourg et Lionel Sabatté, Hells Angels n°1, 2009. Pigeon naturalisé et plumes artificielles. OEuvre unique. 50 x 60 cm
— Baptiste Debombourg, Social Philosophy, Chui immortel, 2010. Installation documentée, photographie diasec. Edition 1/3. 53,5 x 80 cm
— Baptiste Debombourg, Tradition of excellence V, 2010. Mine de plomb sur papier Vinci. 42 x 110 cm
— Baptiste Debombourg, La Redoute n°3, 2009. Catalogue découpé sous plexiglas. Oeuvre unique. 26,7 x 22,2 cm
— Lionel Sabatté, Conversation intercoquilles, 2009. Technique mixte sur toile. 200 x 300 cm
— Lionel Sabatté, Repères et cicatrices, 2009. Technique mixte avec poussière sur papier. 29 x 40 cm
— Lionel Sabatté, Le dompteur, 2010. Technique mixte avec poussière sur papier. 29 x 40 cm
— Lionel Sabatté, Tri-cot (la progression totémique), 2009. Technique mixte avec poussière sur papier. 29 x 40 cm
— Lionel Sabatté, Quelques secondes roses, Véhicules tout terrain (la tentative de fuite), 2008. Technique mixte avec poussière sur toile. 250 x 200 cm
— Lionel Sabatté, Quelques secondes roses, Le roi Rêne, 2008. Technique mixte avec poussière sur toile. 200 x 160 cm
— Lionel Sabatté, Quelques secondes roses, Transport en commun : le serpent à plumes, 2008. Technique mixte avec poussière sur toile. 250 x 200 cm
— Lionel Sabatté, Quelques secondes roses, Véhicules tout chemin. 2009. Technique mixte avec poussière sur toile. 200 x 250 cm
— Lionel Sabatté, Février, 2006. Loup en moutons de poussière. 136 x 50 x 70 cm

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