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Quand je vois ce que je vois et que j’entends ce que j’entends, je suis bien content de penser ce que je pense

Dominique Angel est sculpteur, dessinateur, écrivain, performeur, photographe, vidéaste. Il a une propension à accumuler les savoir-faire, à sillonner dans des champs variés le propre de leur existence. Il expérimente et découvre, comme le travail récent sur le verre réalisé au CIRVA.

Dans cette exposition présentée dans l’espace de Vidéochroniques, il réaffirme volontairement son statut de sculpteur, le socle de son travail depuis des décennies en mariant des pièces de 1986 à celles d’aujourd‘hui. Il veut rappeler son origine. Un point de départ. Il pose alors une question qu’il veut faire partager: «Les philosophes d’aujourd’hui se tournent vers les écrits qui ont marqué la philosophie: celle des premiers Grecs. Les musiciens font état du passé pour générer leur création actuelle, les écrivains et bien d’autres encore le font dans leur domaine respectif. Mais les artistes plasticiens semblent se retourner sur une dizaine d’année à peine pour aller chercher un peu de terreau à leur production».

Il s’ensuivrait des répétitions qui tournent en rond dans un académisme du jour. Le sculpteur revendique le savoir et la connaissance qui nous éloignent et nous ramènent au présent: notre culture serait comme un socle, une sculpture, une colonne, un pilier, un totem, un phare qui guiderait l’artiste pour y trouver des réponses ou des questions au gré de ses avatars créatifs. Cézanne admirait les anciens mais les craignait aussi, car comment se confronter et s’affranchir d’eux sans être happé par les schèmes plastiques qu’ils nous ont légués? Entre l’hommage, la citation, la copie, la déclinaison et l’apport d’une singularité nouvelle, «laissons le champ libre à l’oiseau…» (Georges Brassens, La non demande en mariage).

Les nombreuses œuvres que présente Dominique Angel sont à la fois distinctes les unes des autres, produisant leur propre autonomie, et cependant réunies dans une même et grande famille. Cette grande famille est constituée d’objets faits de matériaux divers, un assemblage qui pourraient être puisé dans des coffres à jouets d’enfant: l’ours en serait une trace indépendante — «les» ours devrait-on dire puisque les enfants d’une même fratrie en ont chacun un différent, qui se superposent ici en colonne.
Les caisses de bois qui accueillent des objets parfois très hétéroclites sont comme des métaphores du déménagement. L’une est remplie d’objets «d’une même famille», comme Pièce supplémentaire 1998, où se mêlent différents luminaires, lustres, lampes, appliques, encore en état de marche, une autre, comme la grande pièce centrale (Pièce supplémentaire 1998-2014), — toujours réinterprétée selon les espaces d’exposition —, exhibe un méli-mélo d’objets qui va de la chaise peinte à la plante verte, de la planche gravée et dessinée aux pieux de bois «qui pourraient encore servir». Tout ce que l’on pourrait emporter vers un ailleurs, à chaque déplacement ou itinérance.

La famille, si telle est sa possible présence évoquée, ne se limite pas aux objets ludiques et référencés. Cette famille, de longue descendance, est aussi apparentée à l’art, une branche artistique dans sa généalogie. Sur une table s’érige une mini colonne sans fin empruntée à Brancusi, dont l’écho plus monumental se retrouve dans la succession verticale de «pots» qui semblent en son sommet attendre le suivant: le pot «supplémentaire».

Toute proche, la Pièce supplémentaire au nuage évoque quelque analogie avec des œuvres de Jean Arp. La sculpture en plâtre et en verre posée sur trois marches renvoie au nu descendant l’escalier de Duchamp. Les bouteilles, carafes, soliflores portés tout en haut sur un plateau accusent une inclinaison que provoquerait la rapide descente des marches (en écho au mouvement décomposé du tableau?). Contre un mur, une sculpture en métal peint cite la perspective de la Renaissance au travers du parallélépipède qui reprend la profondeur illusionniste de la peinture de cette époque.

Toutes les œuvres se nourrissent de l’accumulation, de la surenchère, de l’assemblage, du foisonnement, de la multiplication, de l’ajout: de tout ce qui signifierait, comme la colonne de Brancusi, que le supplément à ajouter est «sans fin». De cette réalité évolutive, Dominique Angel en fait une finalité en figeant dans un néon surélevé, telle une enseigne, la phrase emblématique «Pièce supplémentaire», phrase qu’il déplace de sa fonction de titre générique de ses œuvres vers le statut d’œuvre unique et définitive. Elle est ce qu’elle dit. La tautologie enferme sur elle-même le sens de la phrase auquel plus rien ne peut être ajouté. Le supplément évoqué dans les œuvres a-t-il trouvé son aboutissement, sa résolution, sa finitude dans cette pièce-là? Cette phrase qui fait œuvre est-elle ontologique du processus de création?

Dans un autre espace, l’installation faite in situ est un grand échafaudage de bois, que parcourent trois escaliers successifs qui se réduisent en longueur et en largeur au fur et à mesure que l’on s’élève vers un arc lumineux où est écrit, comme sur une auréole religieuse, «Que faire nom de dieu?». Au Moyen-Âge on aurait écrit «Que faire au nom de dieu?», on est passé de la dévotion au juron. Ce juron pose une deuxième fois la notion de limite qui s’impose à tout artiste: «Que faire, que faire, b… de m…!» La réponse est juste à côté: en suspension dans le vide, un petit mot également écrit avec un néon nous désigne la voie: «errer». Comme Caïn, comme Ulysse…

Même si à travers les œuvres de Dominique Angel des questions fondamentales sur la création et l’historicité apparaissent, l’univers dans lequel jouent et s’immiscent ses œuvres est celui de la dérision, de l’absurde, de l’ironie, de la polémique. Le titre de l’exposition ne l’annonce-t-il pas «Quand je vois ce que je vois, et j’entends ce que j’entends, je suis bien content de penser ce que je pense». Ça aurait pu être du Pierre Dac, mais non c’est du Fernand Raynaud — comme quoi, il faut toujours connaître ses références…