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Produire de l’incertitude

Vous avez fait vos études à la fin 1980 et au début des années 1990, au moment de la chute du mur de Berlin et à la fin du postmodernisme. Comment ce contexte a-t-il influencé votre démarche de jeune architecte?
Didier Faustino. À ce moment là, nous avions vingt ans, et étions partie prenante de ce contexte. C’est une génération sans revendications. Moi-même, je n’en avais pas. Un constat dominait, celui que les revendications des aînés ne nous m’intéressaient pas. Leurs revendications étaient en train d’être récupérées pour alimenter la machine à vendre. Il y avait une sorte de rage romantique qui émergeait. Nous n’étions plus dans le no futur mais dans un futur sans intérêt. J’avais l’impression d’une chute où il fallait quand même acter certaines choses. Mes projets étaient très noirs. D’ailleurs ils le sont encore aujourd’hui; je traine une sorte de dystopie d’enfant de Michel Foucault.

La question du corps traverse vos projets, particulièrement dans votre chaise Love Me Tender ou dans Body In Transit. On retrouve une animalité forte mais aussi la présence de l’imaginerie de la machine. Comment ce thème animal-homme-machine s’insère-t-il dans vos projets?
Didier Faustino. Je ne peux pas envisager un travail sans aborder la question de l’animalité du corps. Je m’intéresse au corps instinctif, animal, mental; le corps aseptisé ne me touche pas. La machine en tant que telle ne m’intéresse pas, encore moins si elle sert de substitut au corps; en revanche elle m’intéresse comme élément de contrôle du corps ou d’amplification de celui-ci. Je travaille sur le corps comme espace architectural et comme matière.
Hier soir, je regardais Fight Club issu du livre de Chuck Palahniuk. Il s’agit des mêmes questionnements; le même constat assez violent sur l’état du monde, et sur la manière de s’y positionner, par une rage, par une certaine animalité. Non pas pour revendiquer son existence ou autre chose, juste pour expérimenter/explorer ses propres limites et celles de notre monde. Il y a une rage de ces années-là, telle la rage de Kurt Cobain, ce n’est plus une rage de pose mais une rage réelle et surtout une rage romantique, mélancolique.

Cet état est très présent dans vos projets.

Didier Faustino. On est en prise avec le monde dans lequel on vit. J’assume cette dimension de doute dans mon travail. Il y a même un vrai plaisir à produire un entre-deux qui n’est ni positif ni négatif, qui est juste un état de suspension, de tension; un état indéterminé. Ce qui est finalement la position la plus tenable. Dans mes projets, cet état de doute me permet de produire des questions.

Le philosophe et sociologue Bruno Latour évoque dans Nous n’avons jamais été modernes le désir d’invincibilité des modernes remis en question aujourd’hui par une conscience de la vulnérabilité de l’homme et de son environnement. Est-ce cette vulnérabilité qui est expérimentée dans votre projet Double Happyness, une double balançoire aérienne présentée à la Biennale de Hong Kong?
Didier Faustino. Ma démarche architecturale consiste en l’expérimentation de la fragilité. Mettre en état de vulnérabilité les corps dans l’architecture que nous instaurons fait partie de mes premiers questionnements. Il y a dans Double Happyness l’évocation du panneau publicitaire au sein duquel s’installe la scène de deux individus qui se balancent mais qui ne peuvent jamais se toucher. Le rapport au vide est assez fort, il faut vaincre ses faiblesses et ses peurs pour monter sur Double Happyness. On a beaucoup réfléchi sur la question de mise en danger et à la manière dont expérimenter cet état de vulnérabilité et de fragilité.

Avez-vous été influencé par des artistes ou des architectes sur cette question de la fragilité?

Didier Faustino. Le rôle de l’architecte est de bâtir pour laisser une trace. Dans l’histoire, l’architecte est le grand ordonnateur de la mémoire collective. Ce qui est intéressant dans le travail d’un Gordon Matta Clarck, par exemple, c’est qu’il met à mal la question de la pérennité de l’architecture. Il vient la découper, extraire des fragments d’architecture puis les exposer pour mieux révéler la fragilité de celle-ci.
Une fois que la sentence est tombée avec Gordon Matta Clarck, que nous reste-il à nous aujourd’hui? Que nous reste-t-il vingt ou trente ans après? Faire la même chose? Esquinter les bâtiments, les détruire, devenir un terroriste? Dans ce contexte, je travaille sur la question de l’absurde qui est bien tolérée en art mais assez mal considérée en architecture, sûrement à cause des questions de réglementation, de sécurité, d’usage, de conventions sociales.
Tout en étant pleinement un studio d’architecture, nous nous intéressons aux moyens de mettre à mal l’assurance des choses et nous nous efforçons à produire de l’incertitude. Plutôt que de constater que l’on est dans un monde incertain et d’essayer de parachever tout cela en faisant des choses parfaites, on essaie de produire des choses imparfaites qui portent en elle un questionnement et un possible échec.

Selon Adolf Loos, «il n’y a qu’une faible partie du travail de l’architecte qui soit du domaine des Beaux-Arts: le tombeau et le monument commémoratif. Tout le reste, tout ce qui répond à un besoin, doit être retranché de l’art». Quel est votre rapport à la question du monument ?
Didier Faustino. Dans Stairway to Heaven par exemple, [ndlr: il s’agit d’une sculpture urbaine en forme de cage d’escalier au sein de laquelle le visiteur peut entrer et dominer seul le territoire), la question du monument se pose effectivement. Il y a un coté un peu ringard et mal fait, c’est une forme architecturale ordinaire qui devient extraordinaire, à cause de son positionnement dans l’espace public.
C’est une situation inédite. Il est aussi question de célébration. Mes projets sont peut-être des monuments dans le sens où ils célèbrent quelque chose. Ils ne célèbrent pas le spectacle ni les grandes causes; ils célèbrent les individus et l’ordinaire.

Le MoMa vient d’acquérir la documentation de Double Happyness, de Stairway to Heaven et l’une de vos photographies. Comment s’est fait le choix de ces projets?
Didier Faustino. Le nouveau commissaire connaissait mon travail. Il développe une réflexion sur la notion d’espace performatif. Il était intéressé par mes recherches sur l’implication collective et individuelle du corps. Je réfléchis à instaurer des lieux où le visiteur n’est pas seulement dans un rapport consumériste mais aussi dans un rapport d’appropriation et d’activation. Je pense que c’est pour cette raison que ces deux projets-là qui questionnent les notions de participation et d’occupation ont été retenus. Il y a aussi l’action de «performer», l’utilisateur est actif par rapport au bâtiment. On ne peut plus envisager une architecture où les visiteurs et les habitants restent passifs.

Vous travaillez actuellement sur une maison expérimentale en Espagne. Pourriez-vous nous parler de la nature des enjeux qui portent ce projet ?
Didier Faustino. Je travaille dans le cadre d’une carte blanche. Le commanditaire demande à chaque architecte de faire sa maison idéale en pleine nature. Je me suis dit que l’on pourrait développer un projet autofictionnel; me projeter dans l’histoire de la maison en quelque sorte. Je suis aussi parti de la question du contenant et du vide, de l’enveloppe et de sa porosité. Nous avons déterminé comme point focal du projet le cœur de la maison, celle-ci est une boite fragmentée et l’occupant vient s’installer sur des plateaux avec une pratique territoriale. La maison ne serait pas partitionnée par des fonctions mais par des territoires livrés aux envies, aux jeux des occupants…

Body in Transit
est un container pour individu permettant le transport sans dommage de clandestins dans la soute d’un avion ou les cales d’un bateau. Comment ce projet a-t-il été perçu ?
Didier Faustino. Body in Transit interroge, avec une certaine violence, le rôle de l’architecte face aux questions de société. J’ai présenté ce projet à la Biennale de Venise en 2000 dont le thème était «La ville: plus d’éthique, moins d’esthétique». Body in Transit est une réponse évidente. Ça me paraissait insensé de montrer autre chose à ce moment-là. Evidemment, les gens ne s’attendaient pas à ce type de projet.

La majorité de vos projets posent la question du rapport de l’individu à son environnement, humain, urbain et naturel.
Didier Faustino. Je suis dans un questionnement sur l’individu et sur le corps. Par ce biais, l’enjeu est de faire prendre conscience au gens de leurs fragilités, du fait que l’on est ici de passage; l’équilibre du monde dans lequel on est ne peut se faire que si on a soi-même conscience que l’on n’est là que pour un instant. Peut-être que de produire des situations, des bâtiments, des espaces où l’on insinue le doute, où l’on distille une sorte de modestie permet de remettre un peu les choses en place. Je pense que cela suffit.