ART | CRITIQUE

Prix Marcel Duchamp 2010

PMuriel Denet
@18 Oct 2011

Usant des qualités documentaires et sérielles de la photographie, Cyprien Gaillard, lauréat 2010 du prix Marcel Duchamp, dresse un «Atlas de ruines» offrant le vertige d’une accélération de l'entropie du monde dont la vanité ne semble avoir d’égale que la déliquescence.

Sur le seuil de l’Espace 315, deux plaques rectangulaires de mêmes dimensions sont adossées au mur côte à côte, l’une en un épais verre teinté provenant du chantier de démolition des Halles, l’autre en un précieux marbre de Tunisie. Sur chacune d’elles sont respectivement sérigraphiées en blanc les lettres U et R.
UR, comme «Underground Resistance», tel le label fameux de musique techno de Detroit, dont on connaît l’état de déliquescence des quartiers ouvriers et industriels; ou comme «Urban Renewal», en écho au perpétuel renouvellement des villes d’Europe et d’Amérique du nord depuis le XIXe siècle; mais aussi Ur, la ville sacrée irakienne, lieu de naissance d’Abraham, où se trouve aujourd’hui un site archéologique célèbre pour la conservation exceptionnelle d’une ziggourat, actuellement incluse dans le périmètre d’une base militaire américaine, sur laquelle s’est rendu l’artiste.

Analogies, plastiques ou sémantiques, pour des collisions anachroniques, références multiples qui tissent un réseau complexe de signes et d’images, l’œuvre introduit à la logique qui préside au développement et à la cohérence du travail du lauréat 2010 du prix Marcel Duchamp.

Après le sas d’entrée, la salle en clair-obscur mime les normes muséales de présentation et de conservation de pièces rares. Au centre, se dresse une série de sculptures aux motifs géométriques répétitifs, qui se révèlent vite être des présentoirs pour enjoliveurs, fabriqués par des artisans péruviens. Une appropriation toute duchampienne, qui rejoue aussi l’appropriation coloniale, qui a rempli les musées européens, comme le rappelle à propos la petite tête d’un tributaire de Mésopotamie, enchâssé dans les cimaises et provenant du Louvre.

Mais la présence de ces présentoirs s’éclaire encore par l’analogie, notamment formelle, de ces grilles de losanges métalliques, avec le contenu des caissons vitrés, chacun vivement éclairé, tous identiques, qui s’alignent de part et d’autre de la galerie.
Telles de précieuses reliques, y sont déposés, sur un fond blanc incurvé, 94 assemblages, en forme de losange, de 9 polaroïds chacun. Chaque polaroïd est donc pivoté d’un angle de 45°, comme si Cyprien Gaillard redressait là les cadres basculés de la photographie moderniste d’un Rodtchenko, qui faisait de l’horizon une diagonale pour dynamiser la représentation d’un monde mû par une foi inébranlable en l’avenir. Une façon, parmi d’autres, de remettre d’aplomb les utopies modernistes.

Ces assemblages mêlent les motifs les plus éclectiques: barres d’immeubles, menhirs, pylônes de béton, colonnes antiques, art monumental contemporain, terrains de golf, monuments commémoratifs, cimetières, ruines industrielles et médiévales, échafaudages, gravas, arbres californiens, etc.
A ce mixage, se superpose un curieux mélange de lieux. Dans l’une des compositions, on trouve pêle-mêle: l’entrée du site de la Chaussée des géants en Irlande, la zone réputée sensible du quartier de la Plaine du Lys en Seine et Marne, un cimetière de Glasgow, des logements sociaux du sud londonien, le cimetière arabe de Jérusalem, et Shankill Road, à Belfast, où un attentat à la bombe fit dix morts en 1993, alors que c’est à Dammaries-les-Lys que la fumée de l’implosion d’une barre d’immeuble retombe.

Encore que ces informations soient absentes de l’exposition. Ce qui invite à s’en remettre aux seuls agencements, qui sont organisés selon quelques motifs plastiques, plus ou moins récurrents: autour de l’image centrale, souvent frontale, gravite une constellation provenant d’un même météorite, ainsi, le Bayon d’Angkor est cerné de vues d’une cité taïwanaise, à l’architecture futuriste en forme de soucoupes volantes empilées, désaffectée et en ruine; ou bien un ou deux sites, ou motifs, sont répétés, selon des axes de symétrie, ou des effets miroir; ou encore, les combinaisons sont fondées sur la couleur, pour une tonalité singulière et homogène, ou au contraire des contrastes plus vifs. Mais la logique est souvent plus ténue, sans doute induite par les impressions de voyage, qui reste le moment essentiel du processus de production de l’œuvre.

Ces mélanges, en apparence capricieux, de ruines, d’architectures obsolètes, de lieux menacés d’entropie, de monuments assignés à leur impermanence irrémédiable, évoquent la peinture de ce genre couru du XVIIIe siècle, quand Piranèse ou Hubert Robert créaient des villes et des paysages imaginaires de toutes pièces en assemblant artificiellement des ruines à venir, et des motifs architecturaux hétérogènes.
Déjà la série de 2003, Belief in The Age of Disbelief, dans laquelle Gaillard incrustait les froides architectures parallélépipédiques des immeubles modernistes dans la chatoyante exubérance de paysages hollandais du XVIIIe, ainsi ravalés au statut de terrain à bâtir, annonçait ces collisions, dont l’artiste revendique l’anachronisme comme antidote à toute nostalgie.

Un coup de flash dans la nuit éclaire un panneau routier et indique l’autre cheminement de l’œuvre : Passaic, et l’inventaire de ses Monuments, dressé par Robert Smithson en 1967, qui ne comportait que des objets ou édifices sans le moindre intérêt ni esthétique, ni historique, ou touristique.
A l’instar de Smithson et de son Instamatic, appareil populaire et amateur, qui pointait ponts, canalisations, et pipeline, Cyprien Gaillard, muni de son Polaroid, semble sillonner la planète tel un touriste qui voudrait en épuiser les destinations, et n’en retenir que les ruines, mais toutes les ruines, celles à venir ou à disparaître, de toute époque, et de toute civilisation, ou qui ne s’intéresserait contre toute attente qu’à l’envers du décor d’un monde transformé en parc à thèmes: les projecteurs multicolores braqués sur les pyramides de Gizeh, ou les caissons de hauts parleurs plantés sur le site du temple d’Isis, les étais soutenant Angkor ou la décrépitude de la banlieue de Naples. Une hétérogénéité sans hiérarchie qui épouse l’entropie à l’œuvre.

Usant des qualités documentaires et sérielles de la photographie, Cyprien Gaillard dresse un «Atlas de ruines», dont les agencements proposent un ordonnancement sensible, mais non reproductible, et périssable, puisque l’image du polaroïd, unique, s’efface avec le temps.
Les couleurs des premières images de la série, commencée en 2006, s’estompent déjà au profit des seuls pigments jaunes eux-mêmes pâlissants, qui évoquent la fragilité des calotypes sépia rapportés par les voyageurs photographes de l’Orient du XIXe siècle.
Le rendu particulier du polaroïd, qui encapsule le réel, confère à l’image cette étrangeté du lointain, aussi proche soit-il. Les cités dortoir désaffectées de Montereau-Fault-Yonne, ou les totems décoratifs vandalisés des espaces publics de Firminy, semblent venir d’un monde tout aussi oublié que celui du stonehenge d’Amesbury, en Angleterre. L’obsolescence programmée et concomitante, de l’architecture du XXe siècle, et du procédé et de son image — apparu en 1947, le Polaroïd a cessé d’être fabriqué en ce début de millénaire —, font de cet inventaire photographique une course contre la montre, perdue d’avance.

Ces Geographical Analogies sont vouées à la disparition, activant littéralement l’idée que Smithson se faisait de l’appareil photographique comme d’une tombe portative. L’œuvre, sous les apparences trompeuses de la documentation et classification rigoureuses issues du XIXe siècle, offre le vertige d’une accélération de l’entropie du monde, qui la précipite vers sa propre perte. Elle envoie, telle une étoile lointaine, les dernières lueurs d’un monde dont la vanité ne semble avoir d’égale que la déliquescence.

Oeuvres:

— Cyprien Gaillard, UR, Underground Resistance and Urban Renewal, 2011. Sérigraphies sur verre et marbre fossile noir. 241 x 246,5 cm chaque.
— Cyprien Gaillard, Geographical Analogies, 2006-2011. Mixed media, 94 vitrines, 9 polaroïds chaque. 65 x 48 x 10 cm (avec cadre).
— Cyprien Gaillard, Sans titre, 2011. Installation.

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