ÉDITOS

Pour une démocratie esthétique

PAndré Rouillé

La question d’aujourd’hui n’est pas de privatiser le secteur public de la culture (comme le fait la droite), mais de le démocratiser (comme ne le fait pas la gauche), afin que les conditions de la création soient équitablement réparties par des décisions publiques, transparentes, prises esthétiquement (et non politiquement) par des instances adaptées. L’enjeu est donc d’inventer une nouvelle forme de démocratie qui ne serait pas seulement culturelle, mais esthétique. Une démocratie dans laquelle les décisions n’appartiendraient pas seulement à l’arbitraire des politiques ou des technocrates, mais seraient ouvertes aux débats et appréciations des citoyens et des créateurs.

La langueur estivale a été troublée par les humeurs amères du sang de la répression en Syrie et en Libye, du sperme de l’outrage sexuel à New York, et des larmes des peuples de tous les pays d’Europe, y compris la France, frappés de plein fouet par la crise financière et les plans de rigueur, sous l’œil à peine compatissant des maîtres de la bourse dont les résultats nets ont globalement crû au premier semestre de plus de 30%.
C’est sur ce fond de désordres politiques, éthiques, sociaux et économiques profonds du monde que se préparent en France les échéances électorales, et que s’engage à nouveau le débat sur la culture.

Tout a commencé à Avignon quand, le 17 juillet, Martine Aubry — première secrétaire du Parti socialiste, maire de Lille, candidate à la primaire socialiste en vue des élections présidentielles — a proposé d’accroître, si elle était élue, le budget du ministère de la Culture de 30% à 50% (soit 200 millions d’euros par an), pour notamment assurer «le financement de 10 000 emplois d’avenir» en faveur de 10 000 jeunes.

Ce n’était pas le seul aspect de son propos que Le Monde a publié a posteriori sous le titre «Un nouveau printemps pour la culture» (26 juil. 2011). Mais c’est celui qui a mis le petit monde de la culture en effervescence, en premier lieu le ministre qui a réagi par une interview à Libération (19 juil.), puis par une tribune libre au Monde (22 juil.).
Si la forme-interview réussit à peu près à contenir son agressivité, ses paroles frôlent parfois, comme souvent chez lui, le lapsus pour dériver sur des terrains douteux: «L’argent, déclare-t-il, ne sert qu’à lubrifier. La focalisation sur l’argent révèle peut-être une panne d’idées»…
Une telle difficulté à saisir les résonances de son lexique sur sa propre réputation laisse perplexe et augure mal de sa lucidité.

Dans sa tribune libre du Monde, où plus rien ne le canalise, Frédéric Mitterrand éructe littéralement un amas désordonné de chiffres invérifiables, de vaines justifications (sur les vertus culturelles d’Hadopi), de contre vérités («le gouvernement a, et sanctuarisé, et augmenté le budget de la culture en 2011»), et de vieux slogans, le tout sous un titre pathétiquement triomphaliste: «Plaidoyer pour une politique culturelle du XXIe siècle».
Là, ce n’est plus le lapsus qui mène subrepticement aux franges de pratiques délictueuses; ce sont les clichés, les slogans, les accusations baignées de mépris, qui sont jetées à la figure en guise d’arguments.
Car il ne s’agit pas d’éclairer la réalité d’une politique, mais de la masquer: «Les piliers sur lesquels repose l’action de l’ensemble de mes prédécesseurs restent d’actualité, affirme le ministre. Il s’agit d’assurer l’accès du plus grand nombre aux œuvres de l’esprit […], en d’autres termes la démocratisation culturelle».
Cela, le ministre l’assène sans vergogne après avoir, pendant de longs mois, fustigé la «démocratisation culturelle» au nom de sa chétive petite notion de «culture pour chacun». On ne trouvera «nul changement de paradigme, nul désengagement dans les politiques qui ont été conduites sous ma responsabilité», insiste-t-il sans craindre de falsifier les faits, de se renier, et de décrédibiliser plus encore sa parole.

Pour tenter de se donner une épaisseur à laquelle personne ne croit, pas même son propre camp politique, Frédéric Mitterrand se présente donc comme l’inventeur d’un juste milieu, d’une troisième voie: «Entre une dérégulation et le Tout-État, il y a une place pour la politique culturelle que j’ai construite, pas à pas, avec pragmatisme et résolution».
Mais cette place qu’il revendique est une fiction politique destinée, d’une part, à faire oublier qu’il est l’acteur et la caution dociles d’une politique de «dérégulation» systématique de la culture, et, d’autre part, à dévaluer les propositions de Martine Aubry en les assimilant à de l’«étatisme d’un autre âge».

La question des moyens de la culture mérite mieux qu’une débauche de slogans et de stéréotypes, mieux que des fanfaronnades dérisoires. D’autant plus qu’à la proposition d’augmenter le budget du ministère de la Culture est souvent opposée une sorte de réalisme qui voudrait sacrifier la culture sur l’autel de la dette: réduire les déficits au lieu de les creuser en finançant la culture…

Il s’agit évidemment là d’une conception de la culture comme activité superflue, de second ordre, voire frivole: socialement stérile et économiquement improductive. Une sorte de divertissement réservé aux périodes fastes. En aucun cas une priorité publique, un chapitre majeur de l’action gouvernementale exigeant une partie nécessairement significative du budget de l’État. En aucun cas, non plus, une force pour affronter différemment les vicissitudes du monde.

Le ministre n’échappe pas à cette conception vulgaire qui oppose la culture aux coûts de la culture. A l’en croire, la politique culturelle se scinderait en deux moments successifs et distincts: celui, «d’abord, du soutien à la création, à l’idée de l’art, de la beauté et de leur mise à disposition à l’ensemble des citoyens»; et celle, «après», de la logistique, «l’argent ne servant qu’à lubrifier» (Libération, 19 juil. 2011).

Eh bien non! La culture, la création, la beauté ne sont pas seulement des questions d’idées, comme le voudrait la très archaïque conception idéaliste qui sépare les idées et les choses, et considère les secondes comme de pâles répliques des premières.
Au contraire, les œuvres ne précèdent pas les conditions de leur réalisation. L’art et la culture sont des activités de l’intelligence manuelle, sensible, intellectuelle, et toujours technique, des individus et des peuples. En art, en danse, en musique, en littérature, et bien sûr en architecture, la création est très directement tributaire de ses conditions matérielles d’exercice. Car, contrairement à des conceptions romantiques poussiéreuses (d’un «autre âge»), auxquelles le ministre semble bien croire, la création est in-sé-pa-ra-ble-ment et si-mul-ta-né-ment une question d’esprit et de sensibilité autant que de corps et de matière. La «beauté» ne précède ni la matière, ni les conditions de production des œuvres.

L’argent n’est pas un «lubrifiant» accessoire de la création, il en est la condition de possibilité sous la forme d’ateliers, de temps de travail et de vie, d’échanges, de voyages, de matériaux, d’outils, de musées, de publications, de supports de diffusion (y compris internet!), de personnels, etc.
Quant aux moyens matériels et humains qu’elle requiert, la création en art ne diffère en aucune manière des créations scientifiques, industrielles, voire sportives.
C’est à la collectivité publique nationale, régionale et locale plutôt qu’au secteur privé qu’il incombe d’assurer un accès équitable à ces moyens de créer, parce qu’il s’agit-là d’une question de civilisation qui engage la démocratie.

On connaît l’antienne contre ledit «art-subventionné, art-officiel, art-aux-ordres» auquel est opposé l’art privé, libre, fécond, etc. Or, le massacre du secteur public de l’art et de la culture (notamment) auquel on assiste actuellement confirme que le secteur privé ne comble pas sous la forme «mécénat», en France du moins, les désengagements des collectivités publiques, en particulier de l’État — ce n’est d’ailleurs pas son rôle, et de devrait pas l’être.

La question majeure d’aujourd’hui n’est donc pas de privatiser le secteur public de la culture (comme le fait la droite), mais de le démocratiser (comme ne le fait pas la gauche), afin que les conditions de la création soient équitablement réparties par des décisions publiques, transparentes, prises esthétiquement (et non politiquement) par des instances adaptées.

Martine Aubry a raison de préconiser une augmentation significative du budget du ministère de la Culture, et de créer un nombre non moins significatif de postes en direction des jeunes. Elle se démarque ainsi heureusement de la politique actuelle.
Mais cela ne suffit pas. Un immense chantier s’ouvre à elle, à l’intérieur même de son propre camp. Il s’agit de libérer la culture des clientélismes et intérêts de toutes sortes qui l’annexent doublement à leur profit: dans l’attribution des moyens, et dans la récupération des manifestations produites.

Il s’agit, en d’autres termes, de retirer aux élus de tous bords le privilège exorbitant de gérer la culture qu’ils abordent généralement de façon platement politique, donc inadéquate.
L’enjeu consiste donc à inventer une nouvelle forme de démocratie qui ne serait pas seulement culturelle, mais esthétique. Une démocratie dans laquelle les décisions n’appartiendraient pas seulement à l’arbitraire des politiques ou des technocrates, mais seraient ouvertes aux débats et appréciations des citoyens et des créateurs.

André Rouillé

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