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Pour une archéologie prospective

Collecteur de matériaux du quotidien, Lionel Sabatté transforme ces matières en d’étranges animaux, meute de loups, volatils, monstres marins... pour finalement créer sa propre collection de spécimens. Dans «La Fabrique des profondeurs» il place ainsi de nouvelles curiosités sur le parcours de l’Aquarium du Trocadéro.

Qu’évoquent pour vous les cabinets de curiosités?
Lionel Sabatté. Cette notion me renvoie à la galerie de l’évolution du Museum d’Histoire Naturelle de Paris. Cet endroit, comme les cabinets de curiosités, demeure un carrefour situé entre une approche scientifique et poétique des spécimens. Il s’agit finalement d’un point de rencontre, d’un tremplin pour la connaissance et l’imaginaire, constitué d’éléments qui provoquent la curiosité du visiteur. Ce lieu d’échanges m’intéresse particulièrement. Je me réfère aussi à la figure ancestrale du sorcier qui amorce le savoir non dans son seul aspect pratique et rationnel, mais dans une forme de déviance poétique de la connaissance scientifique et du mysticisme convoquant d’autres réalités. «La Fabrique des profondeurs» propose également une rencontre avec l’art contemporain, autre forme de tremplin pour l’imaginaire, sans que celle-ci soit en concurrence avec l’aquarium. Au contraire elle s’appuie sur sa vie propre, et joue de ses atours.

Serait-ce alors une nouvelle piste de visite de ce lieu? Une voie qui ferait la synthèse des différents imaginaires ici convoqués?

Lionel Sabatté. Il s’agit d’une synthèse et d’une déviance sujettes à d’autres questionnements poétiques. Métaphoriquement ce parcours devient une piste de décollage vers de nouveaux astres. L’Aquarium se construit de multiples ambiances fantasmées. Ici, cette piste fait entrer le visiteur dans mon propre imaginaire, dans lequel j’interroge notre rapport au temps, à la trace, mais aussi notre position face au monde. Tout en restant attiré par le fantastique, je traite de problématiques économiques, écologiques ou sociales, inhérentes au contexte actuel.

Dans ce rapport au temps, votre position ne situe-t-elle dans une certaine forme d’«archéologie du présent»?
Lionel Sabatté. Complètement! Le rapport à la collecte de matériaux, comme la poussière ou les pièces de monnaie, demeure fondamental. Il s’agit souvent d’une archéologie prospective car je ne prélève pas de traces du passé mais des fragments du présent vis à vis de l’avenir. Je recueille les traces d’aujourd’hui pour une mémoire en construction. Par exemple j’ai commencé à récolter les pièces d’un centime d’euro, dès leur apparition en 1999, tout en réfléchissant à leur histoire future. Ma première véritable utilisation de celles-ci commença à l’aune de la crise économique de 2008. On s’interrogeait alors sur leur possible disparition de la circulation. L’art est ainsi un terrain privilégié pour biaiser le temps qui peut exister d’une autre manière.

Cette «archéologie prospective» est-elle à considérer comme une des traces les plus fidèles de la civilisation contemporaine?
Lionel Sabatté. Dans la manière dont je l’envisage, c’est une figure de rassemblement à laquelle je donne une forme. Les premières pièces réalisées avec cette matière étaient éphémères. Puis, d’une pratique longue et fastidieuse de ce matériau est née l’envie de pérenniser ces objets. Les Loups portent ainsi le nom de leur mois de récolte, telle la mise en forme d’une trace d’humanité en perpétuel mouvement. Avril est inévitablement différents de Juin, car l’humanité a évolué entre temps, même de manière infime. Dans cette idée d’archéologie tournée vers le futur, je me dis que si l’on conserve encore ces loups dans 150 ans, peut être que quelqu’un s’étonnera de ces étranges témoins d’une civilisation qui les a précédés. Réfléchissant peu, aujourd’hui, à ces relations inter-temps, nous vivons dans un rapport trop souvent direct au présent alors que l’on détient tous les outils sophistiqués pour ausculter le passé ou envisager le futur.

Paradoxalement vous utilisez des matériaux concrets qui renvoient directement au corps : ongles, peaux mortes, poussières, mais de ces derniers vous créez des chimères.
Lionel Sabatté. La dimension fantastique m’intéresse beaucoup. La chimère conserve une certaine forme de lâché prise dans la manière de produire une forme. Elle façonne un objet protéiforme qui se détache quelque peu du réel tout en entretenant un rapport privilégié avec lui, car il ressemble toujours plus ou moins à quelque chose de connu. On peut s’interroger sur la provenance de ces chimères? Selon moi elles proviennent d’un échange avec le réel, mais convoquent un vie qui viendrait d’ailleurs. Ces créatures se déploient dans un environnement extensible et autonome qui éveille inévitablement notre imaginaire. Je crée ainsi des meutes, des groupes, qui deviennent les peuples étranges de ces paysages fantasmées.

Cette «Fabrique des profondeurs» valoriserait alors ces tous petits riens du quotidien, parfois repoussants.

Lionel Sabatté. Liées à l’origine à l’environnement des jardins, «les fabriques» demeurent des reproductions de ruines, le plus souvent antiques, qui construisent un parcours romantique au cœur de ces espaces arborés. Je fus fasciné par la charge émotionnelle et pittoresque du parc Jean-Jacques Rousseau d’Ermenonville. Toutefois j’envisage ici «les fabriques» dans un rapport différent, presque divergent à la beauté. Je façonne des structures poétiques à partir de matériaux repoussants, dans l’intention de dévoiler une certaine forme de beauté, présente dans toute chose. Je souhaite confronter les notions de rejet et d’attirance inhérentes aux matériaux utilisés. Ces nouvelles «fabriques» sont le fruit d’échanges particuliers, provoquant une émotion forte pour moi, car certains proches m’offrent des fragments d’eux-mêmes. Alors que le monde occidental nous plonge dans une recherche frénétique de sensations par des moyens techniques de plus en plus lourds, nous pourrions peut-être chercher des relations plus simples et plus humaines dans les choses qui nous entoure.

Dans ces contrées fantasmées, terrains fertiles de l’imaginaire, émerge un Cygne noir, autre chimère du corpus animalier que vous élaborez. Une chimère sous la forme d’une prise de conscience de notre rapport au monde.
Lionel Sabatté. Le cygne noir prend source d’une image marquante de mon enfance à savoir le naufrage de l’Amoco Cadiz. J’avais envie de créer un oiseau mazouté qui pourrait tout aussi bien renaître de ses cendres tel le phoenix. On retourne ici au fantasme du monde imaginaire. Par la suite j’ai pris connaissance du concept de cygne noir élaboré par Nassim Nicholas Taleb. Il désigne les limites de la pensée analytique rationnelle et de la capacité prévisionnelle de la pensée humaine. Pendant très longtemps on croyait qu’il n’existait que des cygnes blancs. Tout fut remis en question par la découverte, il y a peu, de l’oiseau noir en Australie. On évolue dans une société dans laquelle nous nous prémunissons de moins en moins contre «les cygnes noirs» car nous les négligeons dans nos prévisions, alors qu’ils demeurent inévitables, et les conséquences sont désastreuses. Dans une autre acception de ce concept il existe «les cygnes noirs positifs» qui seraient des formes auxquelles on ne s’attend pas et qui pourtant demeurent inscrites dans la genèse de la pratique. Pour moi il s’agit en quelque sorte de les rechercher.

Vous passez de la figure du Loup à une figure plus volatile aujourd’hui
Lionel Sabatté. Invité à exposer chez des habitants, dans le village de Fiac où s’organise chaque été un événement culturel nommé l’AFIAC, je suis intervenu dans une habitation ouverte sur l’extérieur et nichée en haut d’une colline. J’avais l’impression de vivre parmi les oiseaux. C’est à cet endroit qu’est né l’envie de représenter des volatils. La poussière par essence mobile et volatile est ici choisie dans un rapport plus intime, car prélevée chez moi, ou chez des gens proches. J’ai produis des petits moineaux au titre de Poussières volatiles, plus proches des moutons de poussières naturelles. Ces premières expérimentations m’ont conduit au Cygne noir, pour lequel j’ai développé une technique différente. La sculpture est beaucoup plus ajourée comme une dentelle, dans un rapport de proximité à la matière elle-même. La forme s’inscrit entre construction et ruine. Le cygne perd-il sa chair ou se constitue-t-il?

L’idée cycle temporel interrogé avec le Cygne noir rejoint la série Sombres réparations, série dans laquelle sont présentés des papillons par essence fruits d’une transformation, mais aussi symboles d’éphémère.

Lionel Sabatté. Dans diverses cultures le papillon transporte métaphoriquement l’âme du défunt vers l’au delà. Il est ici déjà une relique, un cadavre qui sert d’élément de décor et de connaissance si on l’inscrit dans l’idée des cabinets de curiosités. J’ai associé le corps humain, par l’assemblage minutieux de rognures d’ongle, à celui de l’insecte dans l’idée de réparer ces spécimens impropres à la collection. Une fois que l’on se détache de ce fragment de kératine, il perd toute sa portée séductrice et rejoint le dégoût. Ce rejet, tout comme celui de la peau morte, partagé par la plus part des êtres humains, reste quelque peu irrationnel. En l’associant au papillon on lui fait dire autre chose que ce sentiment de dégout initial. Ce dialogue forme finalement une nouvelle entité, et interroge la notion de catastrophe qui se retrouve de plus en plus dans mes recherches ainsi que celle de l’accident comme possibilité de mort ou de renouveau.

Vous recueillez et façonnez en quelque sorte des reliques?

Lionel Sabatté. Effectivement! Ce sont des lambeaux, des traces d’êtres vivants, des fragments qui peuvent leur survivre. La kératine des ongles par exemple, constitue une matière extrêmement résistante et noble. On la retrouve d’ailleurs sur des momies de plus de trois mille ans. Je préserve par la collecte ou par les dons de mes proches, un ensemble d’une autre entité, celle d’un groupe de gens qui se fréquentent. Cette idée de rassemblement est également présente dans la poussière que je récolte notamment à la station de métro Châtelet. Un million de personnes la traversent chaque jour. Il y a potentiellement des traces de notre humanité qui se déversent quotidiennement dans cette station. Il s’agit certainement de la plus grande collection d’ADN au monde de personnes vivantes. C’est cette forme d’universalité qui m’intéresse dans ce matériau très simple et pourtant chargé d’une portée humaniste.

Au delà de la relique, il y a l’idée du trésor que l’on retrouve notamment avec les poissons.
Lionel Sabatté. A travers le trésor, enfoui dans les profondeurs, se trouve un questionnement sur le temps. Les papillons deviennent un trésor fantastique, bijoux d’un ailleurs fantasmé par l’imaginaire. Les animaux marins émergent quant à eux tel un trésor lointain. Dans le banc de poissons suspendus à l’Aquarium résonne également La nouvelle du K de Dino Buzzati. Le héros, enfant, rencontre au bord de la mer un monstre épouvantable qui le fera fuir toute sa vie les côtes marines, car à chaque qu’il s’en approche le monstre réapparait. Arrivé au crépuscule de sa vie il décide d’affronter sa peur et d’aller sur une plage contempler la mer. Le monstre hideux apparaît, lui fait face et lui explique qu’il le poursuit depuis soixante dix ans car il devait lui offrir quelque chose. Il lui tend alors un bijou magnifique. Ce conte nous indique notre peur d’affronter certaines choses en face alors qu’elles pourraient nous apporter beaucoup. Les poissons à l’apparence monstrueuse ou préhistorique, naviguent entre la mer, le temps, et l’inconscient.

Finalement cette nouvelle ne définit-elle pas «La Fabrique des profondeurs»? Une sorte de prise de conscience entre rejet et fascination?
Lionel Sabatté. Il s’agit de rester complètement ouvert! Les pièces présentées préservent leur autonomie et détiennent la capacité à s’exprimer à travers de multiples voies. Elles interagissent face chacun des visiteurs de manière différente. Elles proposent paradoxalement une prise de conscience et son contraire. Mes pièces restent des formes ouvertes à de multiples discours et lectures.

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