LIVRES

Pour finir encore et autres foirades

Travailler à montrer le flétrissement de l’art à 34 ans, l’âge de David Hominal, ne serait-ce pas faire preuve de quelque racornissement précoce ? L’artiste expose une série de petits ready-mades hybrides. Ils sont présentés sur des piédestaux en bidons d’huile de vidange entourés d’adhésif noir, parfois dans un écrin de pierre noire. Il y a là une pipe à crack très usée, un bouquet de moules, des gélules, trois briquets jetables de la marque Cricket dont on peut noter les motifs galactiques.

Aux cimaises, une dizaine de peintures, dont deux diptyques de bonne taille. L’artiste laisse quelquefois une partie de la toile à nu, n’y peignant qu’un aplat et quelques traits, des symboles, des bornes; les diptyques au contraire sont chargés de pigments non mélangés qui s’entremêlent au hasard des couches successives jusqu’à parvenir à ce fameux marron-vert adipeux qui témoigne de l’impatience du peintre ou de la négligence de sa palette.

Le communiqué de presse de l’exposition retranscrit l’extrait d’une discussion qui a réuni, il y a quelques jours à peine, les historiens d’art Niels Oslsen et Fredi Fischli autour de l’œuvre de David Hominal. A la dixième réplique, on sent nettement le chatouillement familier de l’onanisme esthétique qui réussit chaque fois ce tour de force qui consiste à frétiller sans jouir. La conclusion de la dispute en est que l’art d’Hominal, rattaché à la catégorie historique de la nature morte, ne formule pas le «Nouveau» en art mais ce-qui-est-en-train-de-se-flétrir», ce qui, pour Fredi Fischli, explique la présence d’une «esthétique de défraîchi», et pour Niels Oslsen que «le tournesol fané tourne au leitmotiv» (comprendre: que les œuvres «défraîchies» de David Hominal doivent s’apprécier en série).

Même s’il n’est pas certain que l’artiste souscrive à ces éloges, l’enjeu de la discussion tient à la définition par l’artiste du concept d’art. Pour Fredi Fischli, «Hominal n’opère cependant aucune transformation du concept d’art, il le projette». Or, selon le même, ce concept est «en passe de se flétrir». En d’autres termes, l’art est ce tournesol qui se fane à défaut de soleil, et l’artiste — Hominal en l’occurrence — celui qui prend acte de ce flétrissement en peignant — symboliquement va sans dire — des fleurs fanées, ou en voie de l’être.

Se peut-il sérieusement que l’on en soit encore à partager sans sourire une vision organique de l’art? une conception téléologique et, comme toutes les antiennes de cette espèce, finalement apocalyptique et morbide de la création artistique? Est-ce que, réellement, ces deux historiens pensent que l’art soit pourvu de limites naturelles que l’on aurait atteintes ?

Il n’y a décidément qu’en art et en économie qu’on peut encore s’en remettre sans ciller à pareilles superstitions. Il n’y a pas de soleil en art autre que l’artiste qui se crée ce soleil, et s’il ne sait comment s’y prendre pour faire de la lumière, c’est une autre vacherie que d’en accuser les astres. Il s’agit, aurait dit Sartre, de rien moins que d’une posture de salaud. Car il n’y a pas long entre le flétrissement d’un art et les flétrissures de ceux qui le défont en arguant des lois naturelles, ou du sens de l’histoire.

Par un intermédiaire, Mohamed Bourouissa a transmis, ce qui est interdit, un téléphone portable à des détenus qu’il connaît, et leur a proposé de filmer leur quotidien. Mohamed Bourouissa suggère des plans précis, adresse des exemples; les détenus réalisent ses projets; le film s’intitule Temps mort. L’image agrandie qui est projetée au sous-sol de la galerie est floue, extrêmement pixellisée. Récemment agacé par la manie de la «haute définition», Jean-Luc Godard se déclarait tenté par la «très basse définition»; les images de Mohamed Bourouissa ne lui déplairaient pas. Paradoxalement, elles sont plus sensibles que celles qu’il avait tournées en caméra cachée à la station de métro Barbès, parmi les vendeurs à la sauvette, et qu’on a pu voir lors de l’exposition «Dynasty» au Musée d’art moderne de la ville de Paris et au Palais de Tokyo.
Ce qui sans doute renforce cette sensibilité, c’est qu’en contrepartie des images rapportées par les détenus, Mohamed Bourouissa leur envoie des images «du dehors». Lorsqu’un texto du prisonnier répond à la séquence d’un coin de rue parisien qu’a filmé Mohamed Bourouissa, que cela fait quatre ans qu’il n’en avait pas vu, ce que le vidéaste a nommé sa «géographie émotionnelle» prend tout son sens. On ne peut que regretter que sa brièveté ne permette à Temps mort d’atteindre sa pleine dimension à laquelle parvient fugitivement le message de cet homme enfermé.

Chacun connaît à quel point les prisons de France sont misérables, et ce que dedans l’on y fait des hommes; ce que l’on y gâche. Cela bien sûr est sans commune mesure avec l’art, et c’en est assez des comparaisons idiotes et imprudentes sur la prison. Mais l’on est bien obligé de rappeler tout de même qu’il n’est pas permis aux gens du dehors, à ceux qui sont libres, d’enclore aucune parcelle de leur liberté et de refuser d’en jouir, que si cette parcelle a à voir avec l’art, de la condamner à s’étioler dans son confinement, car il existe des prisons véritables.