PHOTO | CRITIQUE

Point Triple

PFrançois Salmeron
@12 Juil 2013

La profonde originalité du projet de Dove Allouche tient dans sa conception même de la photographie. Car d’après lui, la photo n’est pas un médium destiné à rendre compte du réel ou à en proposer une représentation fidèle. L’artiste se focalise bien plutôt sur l’élaboration de l’image, expérimentant diverses techniques et procédés chimiques.

Le parcours de «Point Triple» débute avec la série Déversoirs d’orages réalisée en 2009 dans le réseau égoutier de Paris que Dove Allouche aura sillonné pendant un an, suivant le sens d’évacuation des eaux. Cette série sombre et mystérieuse donne la tonalité de l’ensemble de l’exposition: offrant des images grises, noires, à la frontière du dessin (avec l’usage de la mine de plomb) et de la photographie, les œuvres de Dove Allouche se fondent avant tout sur un impressionnant travail visant à explorer les qualités chimiques des composants de la photographie.

Déversoirs d’orages suit ainsi le réseau de circulation des eaux usées, créé à Paris dans les années 1840. Dove Allouche n’en propose pourtant qu’une représentation nébuleuse, dont on ne perçoit confusément que quelques murs écaillés et dégoulinants, des rampes et des escaliers. Réalisée dans des conditions lumineuses précaires, alors que Dove Allouche ne se trouvait équipé que d’une simple lampe frontale lors de ses déambulations, Déversoirs d’orages ne constitue pas une série documentaire visant à rendre compte du fonctionnement ou de l’état du réseau égoutier parisien.

En effet, Dove Allouche s’est surtout attaché à réactualiser une technique d’impression ancienne, contemporaine de la fondation du réseau des eaux usagées: l’héliogravure. Ce procédé permet en effet de graver une image sur une plaque de cuivre, grâce à l’action d’un acide attaquant en creux la plaque. Les entailles laissées sur la plaque de cuivre répondent ainsi au caractère sinueux du circuit souterrain, rappelant également par là les sillons que le temps creuse irrémédiablement.

Dove Allouche s’intéresse donc à des techniques assez peu répandues et anciennes, alors qu’en chinant, il s’est également procuré en 2011 une boîte contenant neuf photographies stéréoscopiques sur plaque de verre. Ignorant les sujets qu’elles abordent, Dove Allouche y découvre des scènes de la Première Guerre Mondiale.

Alors que la destination initiale des photographies stéréoscopiques consiste à se retrouver superposées l’une à l’autre et à être observées à travers un appareil spécial, Dove Allouche choisit de les dissocier et de les présenter comme des diptyques, offrant deux vues quasiment identiques d’un même sujet. En passant de la superposition à la juxtaposition, Dove Allouche détourne alors le sens premier de ces images et crée un univers étrange, à l’instar de Le diamant d’une étoile a rayé le fond du ciel, où de grands éclairs déchirent un ciel lugubre dominant une sombre forêt de sapins.

Parmi les diptyques les plus figuratifs, Charnier et Man, child and two women illustrent des thèmes morbides, avec des corps gisant dans des gravas. Aux questions de la mort, du temps et de la perte, correspondent des procédés chimiques bien spécifiques. Par exemple, Man, child and two women se trouve composée de blanc de zinc, dont les propriétés entraînent le blanchiment de l’Å“uvre et ce, jusqu’à son effacement complet. L’obsolescence de l’image renvoie ainsi à celle de la condition humaine.

Les expérimentations chimiques de «Point Triple» se poursuivent avec Granulation, qui reproduit des planches de l’Atlas de photographies solaires (1903) de Jules Janssens, ouvrage scientifique représentant les taches noires de la surface du soleil.
Pourtant, la photographie n’est plus pensée ici comme un instrument de découverte du réel et de ses caractéristiques. Car l’intérêt de Granulation consiste à créer des physautotypes, technique utilisée par Niepce au tout début de la photographie, travaillant avec de l’essence de lavande, de l’éthanol et des vapeurs de pétrole appliqués sur les plaques de cuivre argenté où se révèle l’image.

Ainsi, les images de «Point Triple» se situent parfois aux frontières du dessin et de la photographie, notamment lorsqu’il s’agit de tirages retouchés à la mine de plomb, mais le travail de Dove Allouche atteint sa plénitude lorsque l’artiste se meut en chimiste, réactualisant des techniques anciennes, parfois oubliées, comme les héliogravures, les physautotypes, les plaques stéréoscopiques, ou bien encore les ambrotypes.

La photographie n’est alors plus pensée pour son pouvoir de révélation et de juste représentation du réel. Le sujet importerait même finalement assez peu, il ne serait que secondaire, et laisserait une large place aux qualités esthétiques des procédés techniques et chimiques à l’œuvre dans la photographie depuis ses balbutiements.

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