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Pierre Vialle

Pierre Vialle est co-fondateur et membre de l’association 23 45 23 composée également des artistes Caroline Bergoin, Pablo Cavero, Jean-Noël Escande et Orion Giret. Depuis septembre 2010 et jusqu’à juin 2011, il organise à la Maison des arts de Malakoff le cycle d’expositions «Philia» composé de onze chapitres et basé sur les notions d’amitié, de don et de confiance.

Lison Noël. Tu es l’initiateur du cycle d’expositions «Philia» que vous organisez avec ton association 23 45 23, à la Maison des arts de Malakoff depuis septembre 2010. J’aimerais que tu me parles des conceptions sur lesquelles repose ce cycle d’expositions. Pour commencer, quel est le principe de Philia?
Pierre Vialle. Son principe de base consiste en un détournement du système des appariements sélectifs (liens récurrents de collaboration basés sur la notoriété et les capacités des collaborateurs). Système qui, comme chacun sait, règle la plupart des collaborations dans le monde de l’art. Sans pour autant mythifier l’idée de réseau, notre parti pris a été en effet d’inviter une personne (physique ou morale) différente pour chaque chapitre, à la condition de n’avoir pour invités que des personnes que nous aimons. En choisissant nos invités non pas en fonction de leurs qualités créatives ou de leur renommée mais uniquement pour des raisons affectives, nous avons pour but de poser les questions de la confiance et de l’amitié. Par extension, nous souhaitons aussi aborder la problématique encore plus vaste du vivre ensemble.

Peux-tu définir le terme de philía qui donne son titre au programme?
Pierre Vialle. Philía est un mot grec que l’on traduit habituellement par «amitié», et qui vient du verbe phileîn «aimer». Même si, comme l’ont montré des auteurs tel qu’André-Jean Voelke et Jean-Claude Fraisse, l’usage du mot a évolué tout au long de l’Antiquité, celui-ci évoque néanmoins avec constance l’idée de réciprocité dans les relations inter-individuelles. Réciprocité en vertu de laquelle la notion de philía se distingue de ces deux autres figures de l’amour que sont l’érôs et l’agapê. En outre, du fait de cet impératif de réciprocité, les philosophes, de Pythagore à Bernard Stiegler, ont prêté une grande attention à la philía. Certains (dont Aristote) l’ont même pensée comme une relation sociale fondamentale, au sens premier, car constituant les liens des cités.

Et personnellement, qu’est-ce qui t’intéresse dans ce mot au point d’en faire le socle de ce cycle?

Pierre Vialle. La première chose c’est que philía est un mot chargé de beaucoup de beauté. Du fait de son sens bien sûr, mais même sans prendre en compte ce sens que nous lui donnons, la sonorité, la musique qui est celle de ses deux syllabes quand elles sont prononcées est particulièrement harmonieuse. D’ailleurs, je préfère quant à moi dire ce mot à voix basse, presque comme un murmure; ou comme un mot de passe. Ensuite, concernant sa signification, il est marquant que philía soit un mot à ce point tiraillé. Il y a une tension entre, d’un côté la simplicité du mot et la noblesse de l’idée d’amitié qu’il représente, et d’un autre côté la gravité et le poids considérable du rôle social dont à la suite d’Aristote nous devons aujourd’hui encore l’investir. Et puis, au-delà des subtilités de sens, choisir le mot grec plutôt que le mot français est naturellement une manière d’inscrire notre travail sur l’amitié dans l’histoire des réflexions à ce sujet; ceci tout en insistant sur l’actualité des problèmes qu’il soulève, et dont il est finalement très peu question explicitement en art contemporain.

Sans doute y a-t-il avec Philia une dimension de méta-exposition; il s’agit d’un programme qui a besoin de l’ensemble des expositions pour faire sens — même si chaque exposition vaut pour elle-même. Est-ce quelque chose que tu revendiques?
Pierre Vialle. Au-delà de l’amitié et de la confiance qui sont nos sujets premiers, il y a volontiers de notre part un désir de créer du sens, de faire œuvre par l’association de ces multiples personnalités qui participent à Philia. Cela bien que nous soyons évidemment conscients de certaines difficultés. A commencer par le fait que nos invités, s’ils sont en effet des gens que nous aimons, ne se connaissent pas tous entre eux (aussi peut-on parler ici de réseau mais pas de rhizome), et ont de surcroît des goûts parfois très éloignés les uns des autres. Au risque d’un trop grand éclectisme, nous n’avons en outre imposé ni forme ni thématique. Chacun s’est trouvé libre de proposer le projet qu’il/elle souhaitait. Nous considérons ainsi tous nos invités comme des auteurs et chaque chapitre de Philia comme une œuvre à part entière. Les onze chapitres se trouvent par conséquent en situation à la fois d’autonomie (fin) et d’hétéronomie (moyen) vis-à-vis du cycle dans son entier. Un invité devient l’auteur de son propre chapitre, et 23 45 23 l’auteur de Philia. Autrement dit, nous croyons au bon voisinage de tous nos invités dans cette sorte de cadavre exquis qu’est Philia.

Philia semble donc s’inscrire à la suite d’expositions comme «L’Histoire d’une décennie» qui n’est pas encore nommée, la Biennale de Lyon 2007, conçue par Hans-Ulrich Obrist et Stéphanie Moisdon.
Pierre Vialle. Cette biennale a été un exemple que nous avons beaucoup étudié lors de la préparation de Philia. Le principe de délégation des pouvoirs du commissaire d’exposition à d’autres acteurs a particulièrement retenu notre attention. Je crois en revanche que la démarche d’Obrist et Moisdon a donné lieu, non pas à une méta-exposition, mais plutôt au «grand jeu» qu’ils revendiquaient effectivement. Ce qui est sans doute lié au fait que les invités ont été davantage considérés comme des joueurs, jouant un rôle selon une règle du jeu définie en amont, que comme des auteurs. Au mieux étaient-ils tous co-auteurs de la Biennale. Quand, je le répète, nous considérons a contrario chacun de nos invités comme un auteur et chaque chapitre de Philia comme une œuvre à part entière. En sus le projet d’Obrist et Moisdon ne prend pas en compte le facteur temporel comme nous essayons de le faire. A ce titre les conceptions de Marc-Olivier Wahler, qui a pu considérer la programmation comme un médium en soi, peuvent nous inspirer (bien entendu, il serait indispensable d’en faire aussi la critique, en particulier en regard de la manière dont ces conceptions sont actualisées au Palais de Tokyo).

Il semble que votre inspiration ne se situe pas uniquement dans l’art contemporain. Je pense par exemple à ton intérêt pour les amateurs et les non-professionnels qui t’as amené, d’une part à concevoir la série de reportages Documenter un amatorat dont le premier numéro paru en 2010 s’intéresse aux questions du Livre et de la Bibliothèque, et d’autre part à organiser avec 23 45 23 le programme Pratiques d’amateurs (2010 également) qui délocalisait dans un espace d’exposition des postes de travail d’amateurs et les pratiques des amateurs elles-mêmes, celles-ci n’étant pas toutes artistiques.
Pierre Vialle. C’est vrai, et le premier symptôme est sans doute l’utilisation que nous faisons d’un certain vocabulaire littéraire plutôt qu’artistique, en parlant par exemple de chapitres et non pas d’expositions. Concernant nos sources d’inspiration, si j’ai pu puiser dans des travaux de sociologie de la culture et dans quelques histoires de l’art du XVIIIe siècle pour mes travaux sur les amateurs, pour Philia en revanche, notre inspiration se situe principalement dans les conceptions de l’historien de l’art Aby Warburg sur sa bibliothèque, tout autant que dans le commentaire et le prolongement qu’en propose le théoricien de l’art Jean-Claude Moineau. Or, Moineau a repris à son compte la théorie de Warburg au sujet du bon voisinage des livres dans une bibliothèque, mais il a aussi développé l’idée de bibliothèque comme œuvre d’art. La bibliothèque comme œuvre, mais comme une œuvre elle-même composée d’autres œuvres que sont les livres (même si ce n’est pas pour Moineau l’unique motif permettant de voir en la bibliothèque une œuvre d’art). Avec Philia, nous sommes donc très proches de cette notion de bibliothèque comme œuvre d’art, d’autant que dans les deux cas la notion de choix est omniprésente. Ce même s’il faudrait quelque peu nuancer l’analogie, du fait que Philia procède d’une intention délibérée de faire œuvre quand, à l’inverse, un lecteur n’a la plupart du temps pas l’intention de constituer une bibliothèque, mais seulement d’acheter des livres. Comme l’a aussi rappelé Jean-Claude Moineau, ce n’est que dans un second temps que le propriétaire de ces livres se rend compte que ceux-ci constituent une/sa bibliothèque.

Le principe de la carte blanche a inévitablement donné lieu à des expositions très différentes. Malgré tout, est-ce qu’un fil rouge se dessine, est-ce que tu pourrais trouver des rapprochements ou des accointances entre les chapitres?
Pierre Vialle. Les thématiques sont très variées et de ce point de vue il y a peu d’accointances entre les chapitres qui ont eu lieu jusqu’à présent. Je crois aussi qu’il serait périlleux d’essayer d’effectuer des rapprochements formels. A l’inverse, j’ai pu constater que la grande majorité de nos invités a prêté attention au contexte, au cadre dans lequel se déroule Philia. Certains ont souligné les caractéristiques physiques du lieu d’exposition, d’autres ont réfléchi au fait que Philia avait lieu dans une ville comme Malakoff. Pour autant je ne sais si l’on peut voir là un fil rouge.

Peux-tu nous décrire certains des chapitres que vous avez accueillis jusqu’à présent dans le cadre de Philia?
Pierre Vialle. Il serait trop long de vous résumer tout ce qui s’est passé jusqu’à présent! En conséquence de quoi j’évoquerais ici un seul chapitre (ce qui induit un choix qui naturellement ne peut être qu’arbitraire). Du 24 novembre au 12 décembre 2010 pour le cinquième chapitre nous avons invité Clara Guislain et Alice Laumier. Celles-ci ont mis en place un dispositif combinant des objets très divers (stylo, cartes à jouer, verre, etc.) disposés méticuleusement dans l’espace d’exposition, et une bande sonore qui était diffusée en continu dans ce même espace et qui énumérait une liste d’objets. Loin de dresser l’inventaire exacte des objets auxquels nous étions confrontés, cette bande sonore instaurait un décalage infime, selon la terminologie des deux artistes une «erreur insituable née de la non-coïncidence discrète entre deux lignes de récit», entre ce que l’on entendait et ce que l’on voyait. Cela causait un trouble chez le spectateur/auditeur et donnait ainsi un aperçu et un rappel des faiblesses de la perception.
Pour les archives et pour les chapitres à venir, je vous renvoie à notre site Internet (http://www.234523.com) et à celui de la Maison des Arts (http://maisondesarts.malakoff.fr/philia) sur lesquels sont rassemblées des informations détaillées.

Vous en êtes aujourd’hui au huitième chapitre.
Pierre Vialle. Oui. Pour ce dernier, qui prendra fin le 24 avril, nous avons invité le jeune cinéaste Joseph Paris. Paris est très proche de ce que nous pourrions appeler le «monde du libre» (au sens du logiciel libre), et, en plus de sa pratique de cinéaste, il a développé une réflexion critique au sujet des enjeux que représentent le droit d’auteur à l’ère des technologies du numérique et de l’Internet. D’ailleurs, la reproduction partielle ou totale de tous ses films est libre (tout comme leur diffusion) car ils sont sous placés sous une licence Art libre. Pour Philia, il a choisi de montrer Presque, son dernier court métrage, avec un dispositif qui pose la question du voyeurisme et de notre rapport à l’intime. Le film est totalement inédit et totalement libre lui aussi.
Ce sont les commissaires d’expositions Cristina Bogdan et Choghakate Kazarian qui seront ensuite invitées, respectivement en avril et mai pour les chapitres neuf et dix. Après quoi une publication (elle aussi conçue selon le principe de Philia) regroupant de nombreuses contributions, paraîtra le 5 juin en guise de onzième et dernier chapitre.

Quels sont tes projets à venir dans le cadre de 23 45 23?
Pierre Vialle. Tout d’abord nous allons veiller à ce que Philia continue sur sa lancée jusqu’au 5 juin, en particulier en accordant une grande importance à cette publication prévue pour juin et qui fera office de onzième chapitre.
Pour la suite, je prépare une exposition des sculptures de l’artiste Jean-Noël Escande (membre comme moi de 23 45 23) qui sont pour la plupart des déclinaisons de formes au sujet de la préhension, de la main et de la symbolique de ses gestes.
Parallèlement à quoi je poursuis mes investigations au sujet des amateurs et de leurs pratiques en travaillant au second opus de la série de reportage Documenter un amatorat que vous évoquiez tout à l’heure. Alors que le précédent traitait des questions en lien avec la Bibliothèque, ce prochain numéro s’intéressera à l’artisanat et au travail de l’atelier. Il sera en outre illustré de photographies de l’artiste Pablo Cavero, et paraîtra à la fin de l’année 2011.

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