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Pierre & Gilles : une beauté sans diktat

PAndré Rouillé

«Un monde parfait»: le titre de l’exposition de Pierre & Gilles à la galerie Jérôme de Noirmont (fin 2006), résonnait étrangement, et sans doute fortuitement, avec celui du fameux ouvrage d’Albert Renger-Patzsch, Le monde est beau qui, paru en 1928, a servi de manifeste en images au célèbre mouvement de la photographie moderniste : la Nouvelle Objectivité.
Du «monde est beau» au «monde parfait», près d’un siècle s’est écoulé, et le monde a totalement basculé. La publication de l’ouvrage de Renger-Patzsch est intervenue en Allemagne à un moment où, en économie autant qu’en esthétique, régnaient une véritable euphorie en faveur de la machine

, et une passion pour l’objectivité, la clarté, la pureté et la transparence des formes. Passion pour la vérité des images également.
L’œuvre de Pierre & Gilles va, elle, à l’inverse chercher une équivoque perfection dans les mixages et les audaces les plus improbables. Dans la fiction évidemment. Rien n’est désormais interdit : libérée des critères, des principes et des règles, la beauté naît au contraire de leur transgression, de leur dépassement, de leur abolition.
A la beauté soustractive des formes épurées, chère à la modernité, succède une beauté additive assumant sans complexe ses équivoques, ses associations, ses excès les plus scabreux.

Il en va, chez Pierre & Gilles, de la beauté comme de la sexualité, ou de la politique: «aucun diktat, aucune dictature». Les choix des sujets comme ceux des modèles et des orientations stylistiques n’obéissent à aucun principe établi auquel il faudrait se conformer. «Il n’y a pas de règle», tous les mélanges sont possibles parce que «tout a la même valeur», le sexe au même titre que la religion.
Seuls prévalent la vie, les envies, les désirs, et l’impératif suprême de la beauté: «Notre travail se mélange avec notre vie, confient Pierre & Gilles. Les rencontres que nous faisons donnent naissance à des envies, à des désirs, notre curiosité est excitée et c’est le point de départ des histoires que l’on raconte par la suite. Les photos viennent après les rencontres» (interview par Pierre-Evariste Douaire pour parisART).

La «technique bâtarde» adoptée et systématisée par Pierre & Gilles — des photos en couleurs peintes — sonne elle-même comme un sacrilège dans l’univers de la peinture autant que dans celui de la photographie. Importée des magazines, des cartes postales, de la variété, et ancrée dans la retouche et les mises en scène des premières décennies de la photographie commerciale, cette technique de photo-peinture était doublement inadmissible: pour les photographes, attachés à la pureté de leur médium comme à la «vérité» de leurs images; pour les adeptes de la peinture, horrifiés par cette double inconvenance consistant à vouloir faire art avec de la photographie et à associer la peinture à cette prétention…

Cette «technique bâtarde» des photographies en couleurs peintes que Pierre & Gilles ont réussi à imposer dans le monde de l’art contemporain, des galeries et des musées, sert en quelque sorte de socle et de principe à toute leur œuvre. Elle en renforce l’ambiguï;té, l’équivoque, la confusion généralisée des identités, des attitudes et des sexes — et soutient la conception hédoniste et populaire de la beauté qui la gouverne.
Il s’agit en effet d’une beauté ostentatoire par l’éclat des couleurs, l’exubérance des décors, le caractère stéréotypé des poses et la surenchère des accessoires de pacotille. Cette ostentation de la forme se conjugue avec une simplicité et une récurrence des compositions dont la plupart reposent sur un personnage unique, généralement debout et de face.
Beauté clinquante, beauté simple et répétitive, mais aussi beauté populaire qui recycle en art les images produites par les grandes fabriques de stéréotypes : la variété, la publicité, la mode, la marine, la littérature, les légendes, la mythologie, le cinéma, le théâtre, le sexe — en particulier gay —, et bien sûr la religion.

Sur un mode soft et doux jusqu’à l’angélisme, cette beauté kitsch, qui décline à l’envi le vieux fonds des clichés visuels de notre culture, est une beauté rassurante par la familiarité des sujets et par la répétition des recettes formelles utilisées.
La familiarité thématique et la répétition formelle des photo-peintures de Pierre & Gilles s’inscrivent plus largement dans une positivité principielle des œuvres, à peine troublée par une «légère tristesse qui perle inconsciemment dans les photos joyeuses».

Il ne s’agit plus ici de capter et de rendre visibles les forces qui agissent sur le monde pour en saisir la réalité contradictoire. Le programme esthétique de Pierre & Gilles vise au contraire à produire une image idéale du monde, débarrassé de sa négativité et de ses contradictions. Une image résolument positive, aussi univoque d’une publicité. Les mises en scènes, les formes, l’alliage photographie-peinture, etc., tous les éléments mis en œuvres contribuent à effacer des images les conflits du monde, c’est-à-dire à en abolir l’histoire, les aspérités et les drames, ou à les réduire à d’aussi discrètes allusions qu’une larme sur la joue du Petit communiste.

Tout est beauté, désir et volupté dans le «monde parfait» de Pierre & Gilles. Le trivial quotidien est idéalisé, sans histoire, sans contradiction, sans drame, sans laideur ni interdit. Dans cette bulle enchantée de l’équivalence et de l’égalité généralisées, tous les personnages bénéficient de la même légitimité à cohabiter sans heurts : les saints et les démons ; les hommes, les femmes et les transsexuels; les bouddhistes, les juifs, les catholiques, les musulmans ; les inconnus et les vedettes; le sexe et la religion ; les gays et les hétéros…
Toutes et tous, brillant des chatoiements que la peinture ajoute à la photographie, évoluent dans l’univers enchanté du désir et de la beauté sans contradictions, des amours sans tabous ni dangers, pas même celui du sida.

Le «monde parfait», ou la «dictature» de la beauté «sans diktat»…

André Rouillé.

Les citations sont extraites de l’interview de Pierre & Gilles, réalisée pour parisART par Pierre-Évariste Douaire.
Lire
— L’article sur l’exposition Pierre & Gilles au Jeu de Paume par Muriel Denet
— L’interview de Pierre & Gilles par Pierre-Évariste Douaire
Voir
L’exposition «double je : Pierre et Gilles 1976-2007» au Jeu de Paume (26 juin-23 sept. 2007)

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Pierre & Gilles, David et Jonathan, 2004. Photo peinte. 130 x 105,5 cm. ©Pierre et Gilles. Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont, Paris.

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