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Pierre Cottreau, Geisha Fontaine

Noémie Coudray. Quelles sont les origines de votre association ?
Geisha Fontaine. C’est un hommage à Gilles Deleuze. Nous sommes tous les deux très intéressés par la théorie de l’art au sens large, pas uniquement chorégraphique. Depuis des années, je suis passionnée de philosophie. J’ai un doctorat en philosophie de l’art, obtenu très tardivement (même si je lis de la philosophie depuis toute jeune). Cela m’a toujours accompagnée dans mon parcours. Au moment où nous avons fondé la compagnie, c’était une évidence de pouvoir faire référence à des philosophes qui nous touchent.

Comment s’élabore votre collaboration avec Pierre Cottreau ?

Pierre Cottreau. Je viens du cinéma. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, Geisha et moi, elle mettait en scène tandis que je réalisais l’installation d’images. Et puis, avec Lex, nous avons entamé une collaboration plus étroite, un vrai travail en commun. Pour cette pièce, nous interrogions le rapport du danseur au spectacle. Quelles sont les qualités d’un danseur ? Quels sont les critères qui déterminent un bon danseur ? Nous interrogions aussi les lois du marché. Peuvent-elles s’appliquer aux lois du spectacle ?

Geisha Fontaine. Pierre avait monté, sous forme de documentaire, des parallèles assez saisissants entre les propositions des danseurs et les discours d’un directeur des ressources humaines d’une grande entreprise. Cela avait un côté un peu cruel…

Pierre Cottreau. L’utilisation d’images n’est pas caractéristique de nos spectacles. Nous faisons se rencontrer le quotidien et des interrogations plus complexes et spécifiques au monde de l’art.

Geisha Fontaine. Nous utilisons les images uniquement si elles sont indispensables. Elles doivent avoir une portée que la danse ne peut avoir. Ce qui nous intéresse dans la danse est lié à l’émotion du corps, du mouvement, mais pas forcément en tant qu’art de la composition chorégraphique. Je suis passée par plein de styles de danses différents. Donc, à un moment donné, nous avons essayé de comprendre comment des individus s’emparent de quelque chose et comment nous pouvons nous emparer de cette diversité. Cette approche documentaire est aussi un choix par rapport aux enjeux qui nous motivent.

Dans le titre de votre spectacle Je ne suis pas un artiste, qu’est ce que vous remettez en cause?
Geisha Fontaine. Le titre a plusieurs fonctions. C’est un clin d’œil sur la position de l’artiste aujourd’hui. Quelle est la fonction de l’art dans la société d’aujourd’hui?  Nous ne pouvons pas être dans ce métier sans nous demander pourquoi nous faisons ça, pour qui, comment. Quel est notre point commun avec les artistes de variétés présents en prime time à la télé ? Tout artiste, finalement, réinvente la définition de l’art. Cela peut paraître un peu prétentieux, mais c’est une petite provocation. Dans la période actuelle, l’art a de plus en plus une fonction de prestige social, mais si c’est la seule dimension qui reste, c’est un peu embêtant.

Pierre Cottreau. Certains artistes se sont proclamés : « je ne suis pas un artiste, je ne suis pas un acteur, je suis un non-artiste ». Ils réagissaient à la récupération de la fonction de l’artiste dans notre société qu’ils critiquaient.

Geisha Fontaine. Le milieu de la danse bouge heureusement. Mais il s’est coupé de l’histoire de l’art. Beaucoup de professionnels de la danse connaissent à peine les revendications du XXème siècle sur les non-artistes. Nous entendions : « si ça ne danse pas, ce n’est pas de la danse ! ».

Pierre Cottreau. En 2003, un article de Dominique Frétard disait : « c’est la fin de la non-danse, enfin le retour du beau mouvement ! ». C’était très étonnant et provocant après 10 ans d’interrogations fertiles sur ce qu’est un spectacle de danse. Les arts visuels ont eu les mêmes interrogations à la même époque avec l’exposition sur la beauté à Avignon. Et je comprends le public qui peut être dérouté par ce qu’il voit. Mais l’art est peut-être en train de changer de fonction dans la société. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons interrogé et recherché toute une nuit le plus beau mouvement possible. Ce retour au beau mouvement, qu’est-ce que cela signifie ?

Est-ce une manière de rattraper l’histoire de la danse par rapport à l’histoire des arts plastiques ?
Geisha Fontaine. Je crois que oui. Mais ce n’est pas simple. La danse est-elle ou non un art ? Les personnes de la profession s’arrêtent assez vite sur ce qu’il voit. Maintenant, nous avons d’un côté la recherche en danse et les créateurs de l’autre. Et au bout du compte, ces deux milieux ne se rencontrent pas. Les chercheurs parlent des créateurs et les créateurs viennent chercher les chercheurs parce que cela leur donne une plus-value.

Ce qui se passe est-il spécifique à la France ?

Geisha Fontaine. Notre fonctionnement est très centralisé, très institutionnalisé. Aux États-Unis la danse est dans les universités depuis très longtemps. Cela empêche cette dichotomie entre quelqu’un qui danserait et quelqu’un qui analyserait. Par exemple, en ce moment, toute une attention est accordée à la culture chorégraphique, mais cela tombe dans l’excès inverse. Cela devient complètement hagiographique et sans esprit critique. Les relectures de la danse chorégraphique du XXe siècle sont idéalisées. C’est la même chose que de ne pas en parler. Lorsque nous nous sommes amusés avec la beauté, toutes ces données rentraient en jeux.

Dans quel sens est-ce un défi pour vous d’avoir réalisé un spectacle de douze heures ?
Geisha Fontaine. La durée est vraiment liée à ma passion sur la notion de temps. J’avais vraiment la volonté de réaliser un spectacle qui durerait suffisamment longtemps pour être vraiment hors-norme. Au début, nous voulions faire vingt-quatre heures. Mais cela risquait d’amener des problèmes logistiques. Donc nous avons pris les douze heures, comme les douze chapitres de mon livre : Les Danses du temps.

Pourquoi une nuit blanche ? La nuit aurait pu se transformer en journée éclairée…

Geisha Fontaine. Nous avions fait une version jour l’an dernier (de 14h à 2h) au théâtre Gérard Philippe de Champigny-sur-Marne. Cette proposition est tout à fait envisageable. Cela étant, nous avons une préférence pour la version nuit, pour les états qu’elle favorise. La nuit crée une atmosphère singulière, elle nous dégage de l’organisation temporelle quotidienne. La diffusion de nuit ne découle donc pas des convenances de programmation, mais de notre inclinaison personnelle à partager une nuit blanche avec des spectateurs. Quant aux couche-tôt, ils ont pléthore de propositions qui leur conviennent ! Cependant, comme nous avons déjà proposé une version jour, notre préférence n’est pas une proposition terroriste sur l’emploi du temps !

Comment avez-vous travaillé cette création ?
Geisha Fontaine. Nous essayons de prendre les participants tels qu’ils sont. Au départ, nous leur avons demandé de nous montrer leurs plus beaux mouvements. Nous partons de leur proposition pour, ensuite, la travailler avec eux et aboutir à une forme souvent différente du départ. Pratiquement aucun mouvement ne vient de nous. La méthode de travail est différente entre chaque individu, chaque groupe. Notre idée était vraiment de collecter des points de vue sur la beauté et d’arriver à une structure très écrite. Nous voulions avoir une approche de la beauté suffisamment plurielle pour que le spectateur se questionne sur son propre regard, sa propre définition.

Tout au long du spectacle, expérimentez-vous les passages du temps comme une expérience sensorielle ?

Geisha Fontaine. Au bout d’un moment, le corps et la maîtrise de soi lâchent. Des rythmes physiologiques et biologiques s’opèrent. Le public ne peut pas être attentif pendant douze heures. Nous remettons en cause les habitudes du regard et de consommation. Ce contexte crée un autre rapport au spectacle, plus expérimental. Le public s’endort, décroche ou bien (c’est arrivé plusieurs fois) se lève et danse. Tout cela est lié à ce désir de vivre autrement le spectacle et laisse des traces. Nous avons tous les deux un souvenir très fort du film Out One de Jacques Rivette diffusé à la cinémathèque pendant toute une nuit

Pierre Cottreau. Comme pour notre proposition, un petit déjeuner était offert au public à l’issue de la diffusion du film. Nous l’avons revu récemment, lors de la rétrospective Jacques Rivette au Centre Pompidou. Le film avait été coupé en deux séances de six heures. Et déjà, la magie s’opérait moins. Chaque début d’épisodes est consacré à l’échauffement dans le théâtre dans les années 1970. Cette démonstration dure 3/4 d’heure. L’action chez Jacques Rivette est toujours une dramaturgie autour d’un complot qu’il faut déjouer. Un peu comme le beau mouvement que nous cherchons durant la nuit. Nous nous sommes débrouillés pour faciliter la vie au spectateur, en jouant sur l’image, sur un séquençage relativement court, avec tout un univers presque populaire. Nous ne voulions pas faire vivre une épreuve au public. Certaines personnes nous ont même dit : « vous avez fait une comédie musicale ». Nous voulions cette légèreté. Nous sommes sur des frontières ambiguës entre le spectaculaire et le populaire, entre la critique et l’ironie.

Oscillez-vous entre le divertissement et la recherche ?
Geisha Fontaine. Nous aimons tous les deux le spectaculaire. Par ailleurs, j’écris dès textes théoriques. Si c’est pour appliquer dans le spectacle ce que je fais dans la théorie, je n’en vois pas l’utilité. Le divertissement permet la simplicité et l’humour. Les yeux attentifs et les gens curieux se rendent compte que la pièce touche bien plus qu’elle ne montre. Par exemple, Mathieu, ancien responsable des arts visuels de Main-d’œuvre, parle trois fois dans les films projetés de Je ne suis pas un artiste. Il a l’air de parler très sérieusement. Mais en fait, il met en scène sa manière de dire, ce qu’il raconte est plein d’humour. Nous avons aussi fait passer beaucoup d’interrogations esthétiques dans les chansons. Tout le début de la pièce se rapporte à Platon. Mais personne ne se rend compte. Nous faisons rentrer, implicitement, le public dans une interrogation.

Quel est l’objet de votre prochaine création ?

Pierre Cottreau. Nous avons trouvé des petits objets mobiles qui vont se déplacer sur la scène et danser avec les interprètes. Parallèlement à cela, d’autres objets vont être réalisés par un artiste plasticien. Des petits personnages rapportés de Chine dansent et chantent une chansonnette presque inaudible où nous croyons entendre : « tuer le danseur, tuer le danseur… ». Mais est-ce qu’ils disent : « tu es le danseur », ou bien « tu hais le danseur », ou encore « tuer le danseur ». Ces marionnettes prendraient-elles la place des danseurs ? Un rapport chorégraphe/interprète très complexe se noue alors…

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