ÉCHOS
01 Jan 2002

Photographie et éthique: la garantie du négatif

A l’inverse de la «photographie numérique», le négatif de la photographie argentique, avec sa capacité de reproduire l’empreinte positive à l’infini, est la garantie de l’authentique, de la vérité photographique.

Par Gilles Verneret

«Je m’efforce de produire non pas de l’art mais des clichés honnêtes, sans aucune espèce de distorsion ou de trucage. La majorité des photographes continue à rechercher des effets artistiques en s’inspirant d’autres moyens d’expression graphique. Le résultat est hybride et ne parvient pas à donner à leur travail ce qui devrait le distinguer: l’authenticité… Il importe peu de savoir si la photographie est un art ou non. Ce qui compte c’est de faire la distinction entre la bonne et la mauvaise photographie. La bonne photographie c’est celle qui accepte toutes les limites inhérentes à la technique photographique et qui tire parti de toutes les possibilités et caractéristiques qu’offre ce moyen d’expression.» Tina Modotti

Le texte de Tina Modotti de la fin des années trente possède une actualité surprenante, si on le remet dans le contexte des débuts du XXIe siècle, et conserve le mérite de poser simplement les problèmes concernant la photographie. Il rappelle aussi que les choses se déroulent selon un processus cyclique et circulaire, et non sur un modèle linéaire qui impliquerait un progrès constant. Il y a toujours eu la tentative de détournement de la photographie dès ses origines, de ce que l’on croyait être son essence première: la reproduction de la réalité.

Aujourd’hui qu’est admise l’idée que ses caractéristiques ne font que recouvrir illusoirement l’«effet réel», on continue à chercher à ébranler son identité et l’on se retrouve dans d’incroyables contradictions — d’un côté les artistes dénoncent le fallacieux «effet réel», et de l’autre coté la photographie médiatique et scientifique affirme haut sa qualité de représentation réaliste, le droit à l’image ou bien les derniers clichés des cratères de la planète Mars en sont des illustrations.

Avec l’arrivée de la nouvelle technique de captation d’image qu’est le numérique, le débat s’est complexifié rejouant le scénario de la définition de la lumière. La photographie traditionnelle revendiquant la notion d’empreinte, captée au moyen de processus chimiques naturels, vision corpusculaire en quelque sorte issu de la vision scientiste du XIXe siècle.

La photographie numérique qui n’est pas de la photographie au sens traditionnel mais qui lui ressemble, capte la lumière au moyen de processus technologiques avancés; retranscrit par le médium de signes mathématiques binaires (0 et 1), vision ondulatoire sous forme pixellisée. Les deux approches recoupant le résultat d’une image qui ressemble à la réalité.
«Et qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse» dit le proverbe. Le résultat final de l’image est identique dans les deux cas: qu’il soit issu de l’empreinte chimique ou de la retranscription des signaux électroniques. La différence majeure est ailleurs, elle est dans l’existence effective du négatif présente dans la photographie argentique et absente dans la technique numérique, comme un filtre plastique ou de verre interposé entre la réalité et l’image que va traverser la lumière s’y imprimant par un processus chimique de transmutation- conférant à la photographie sa qualité d’alchimie.

Le négatif c’est la garantie de l’authentique, dont on peut se moquer à la manière Pagnolesque du Château de ma mère, mais qui n’effacera pas la problématique.
La garantie de la vérité photographique: c’est le négatif et sa capacité de reproductibilité de l’empreinte positive à l’infini.
On ne mesure pas l’importance de ce négatif, c’est à une exposition à la MEP qui présentait le négatif d’une photographie célèbre de Kertesz, que j’ai eu l’intuition immédiate de sa fondamentalité. On peut certes tricher d’une autre manière en recomposant des inter négatifs, on peut certes travailler en laboratoire comme on le fait sur Photoshop et trafiquer l’image originale, n’en reste pas moins vrai que c’est toujours à partir d’un original.

L’original négatif: du réel au virtuel
L’original est garant de l’illusion de l’«effet réel», pendant que l’image positive première du numérique n’est pas localisée dans la genèse de l’image, induisant de ce fait: le virtuel.

Négatif: «Qui marque le refus… position qui nie… une des deux formes d’électricité statique… cliché dans lequel les noirs des modèles sont représentés par des blancs des modèles et les blancs par des noirs».
Manque à ces définitions peut-être l’idée la plus intéressante, qui est celle de la réceptivité du négatif, opposé au pôle émetteur du positif. Notion que les chinois recouvrent par les symboles du Yin et du Yang et qui constituerait la nature bipolaire de toute réalité visible. La photographie n’y échappe pas.

L’original: «Qui se rapporte à l’œuvre primitive, à la première rédaction, qui semble se produire pour la première fois, non copié, non imité».
On peut certes retoucher un négatif à l’encre de chine, mais cette transformation restera toujours présente et visible pendant qu’elle disparaîtra complètement dans le maquillage Photoshop, qui est par essence perversion du réel et donc création virtuelle.

Le virtuel: «Qui n’est pas réalisé qui n’a pas d’effet actuel, l’image virtuelle dont les points se trouvent sur le prolongement des points lumineux».
La définition du mot «virtuel» semble bien être à l’opposé du mot «réel», ce dernier étant défini comme ce qui a une existence effective, mais l’on peut avancer plus certainement, qu’il est une qualité interne au réel qui a tendance à se virtualiser à un certain niveau d’approfondissement.
La notion de Quark est sans doute virtuelle, comme l’anti-matière, elles n’en existent pas moins dans le mental mathématique. Le virtuel est peut-être aveu d’impuissance à percer le réel: un mot élégant pour recouvrir l’illusion fondamentale, que commence à décrypter la physique quantique. Tout est sans doute question de limites, il y’a un niveau et un moment où l’on passe du réel dans le virtuel, le tout est d’en être conscient. C’est aussi le passage, le chemin qu’a emprunté l’aventure photographique en se virtualisant complètement au contact des nouvelles approches numériques.

L’ontogenèse de la photographie classique argentique est un processus qui laisse passer à travers (notion de transparence et du filtre du négatif ou de la plaque de verre) et transforme ce qu’il rencontre, le fixe puis le reproduit dans son opposé positif démultiplié ; et par le travail du laboratoire jusqu’à la perfection ontogénique. Il y a engendrement à partir du négatif. On ne contrôle qu’imparfaitement la captation de la lumière et la notion de temps linéaire mesuré sont capitales dans le processus d’imprégnation.
Ainsi l’absence de négatif nous ferait rentrer dans un monde virtuel où l’empreinte lumineuse est retranscrite directement à partir de signaux lumineux décodés par un capteur dans une image positive, à partir d’autres principes que l’empreinte. Ce positif n’ayant pas de genèse originelle à partir de laquelle la reproductibilité puisse en être dérivée. C’est tous des semblables dont aucun n’est à l’origine d’autres.

Aujourd’hui avec l’apparition du numérique on travaille directement en positif (comme à l’origine les épreuves de Niepce) et on ne sait plus au juste que devient l’original, il n’y a que des originaux, dont on ne sait lequel est premier, ou en tout cas, car il y’a bien un premier positif, que rien ne nous certifie qu’il constitue l’origine. Il y’a multiplication et duplication là où il y’ avait engendrement issu du négatif.
Le processus de fécondation classique est absent et remplacé par un phénomène apparenté analogiquement à la parthénogenèse, qui partant d’un semblable indistinct, capté à partir d’un composé électronique de mémorisation (le capteur anonyme) se démultiplie à l’infini (on peut voler une image sur Internet et la reproduire ou se l’approprier) et donc implicitement pas de création, mais plutôt un auto engendrement. L’opération numérique binaire du zéro et de l’un peuvent se reproduire en laboratoire clos et donc aller jusqu’à se passer d’un réel extérieur, bien qu’elle s’en nourrisse structuralement (reproduisant ses composants).

L’image négative est la garantie de l’empreinte telle quelle de la réalité. Cela explique aussi l’importance de ce négatif aux yeux des photographes, qui ont toujours voulu garder la main mise sur lui, garantie de leur droit d’auteur et de la vérité simple de l’empreinte première.

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