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Phora

PFlore Poindron
@12 Jan 2008

L’exposition Phora, d’Ann Hamilton, désigne une articulation métaphorique inspirée par le contexte architectural et historique de la Maison Rouge. Par des installations qui donnent la primauté au son et aux sens, l’artiste invite à «habiter» les lieux sur le mode d’une expérience sensorielle et poétique transitoire.

Ann Hamilton part le plus souvent du contexte, appréhendé comme une texture, une seconde peau, pour créer d’amples mais sobres installations réalisées à partir de matériaux naturels ou vivants, de photographies, vidéos, dispositifs mécaniques et sonores. Pour sa première exposition parisienne, elle se fonde sur le contexte architectural de la Maison rouge : sa proximité avec la Bastille «voix d’une manifestation publique» et avec l’Opéra Bastille «manifestation publique de la voix». Phora se réfère par l’étymologie — pherein (porter) — au mot grec «métaphore», figure rhétorique, mais aussi au mot latin forum, place publique où se tenaient les assemblées du peuple.

Guidée par la configuration et l’histoire du lieu, l’artiste explore les relations possibles entre espace et temporalité de la parole, sphère intime et publique de son élaboration. L’exposition associe à l’expérimentation sonore, donc littérale, de la voix une dérive poétique qui emprunte au vocabulaire et à l’imaginaire des origines: motifs du trait et de la ligne, du chœur antique, de la tente et de la scène, dépouillement des matériaux, traitement de la lumière et archaïsme des sources…

Dans le patio d’accueil, au seuil de l’exposition, une série de photographies de bouches entrouvertes sont épinglées tout autour du bâtiment central. Réalisés à partir d’images vidéos, ces agrandissements de détails médiévaux sculptés figurent un concert muet. Le silence inaugural est bien vite perturbé par les échos de voix, réels mais entremêlés, qui émanent des salles voisines.

Le dispositif de l’exposition entraîne naturellement le spectateur à l’intérieur d’une salle où le son et l’image le plongent dans une spirale giratoire obsédante. La pénombre est habitée par les mouvements d’une image vidéo courant le long des murs. Cette image projette le tracé entêtant d’une ligne noire sur une page blanche.
Pareils à de gigantesques insectes effrayés diffusant un chœur de voix stridentes et incantatoires, des haut-parleurs pris dans une rotation effrénée accentuent le sentiment de dissolution de la réalité dans une temporalité onirique inquiétante et parallèle. A travers un jeu de relations kinesthésiques, de perturbations d’échelles, l’environnement ressuscite un état proche du rêve, aux images et aux significations floues, antérieures à la continuité du discours.

Deux installations présentent des instruments de musique inventés par l’artiste, des «sousaphones» composés de pavillons de phonographes. Tendus par des câbles à proximité du sol, ils s’animent d’un léger mouvement circulaire.
Ces curieux objets, disposés dans une des salles autour et à l’intérieur d’une tente maintenue par de simples cordages évoquant ainsi une tente de réfugiés, diffusent en trois langues (arabe, français, anglais) des bribes de phrases. L’esquisse d’un poème se dessine, empreint de connotations philosophiques et humanistes qui rappellent certains aphorismes orientaux.
Dans l’autre espace, des mélodies vieillottes de marches militaires s’échappent des instruments accrochés aux côtés de vêtements, eux aussi suspendus, mais à distance du sol. Figés dans leur verticalité, ils suggèrent une spiritualisation du corps et une ascension de l’âme.
Originaire de l’Ohio, Ann Hamilton puise dans les codes culturels des communautés de Shakers, notamment à travers l’austérité des vêtements et une esthétique dépouillée qui invite au recueillement.

Le parcours s’achève sur la découverte en sous-sol d’une plate-forme en bois dont les dimensions sont celles de la tente et de la Maison rouge (le bâtiment administratif central).
Forum ou scène de théâtre, cette structure en bois appelle au rassemblement et à la rencontre tout en matérialisant une absence, une inadéquation, ne serait-ce que par la hauteur de la table qui ne permet pas à un orateur de s’y tenir debout. Certains voient dans cette œuvre une allusion politique et moraliste trop illustrative, une sorte d’appel bien pensant à la solidarité et à la liberté d’expression (à l’heure où beaucoup de peuples en sont encore privés).
On retiendra plutôt son fondement polysémique qui soutient l’architecture globale de l’exposition. La scène, dont l’étymologie grecque skenè signifie aussi tente, symbolise la dramatisation d’une parole, d’un sens dans son mouvement et non dans sa forme définitive. Phora approfondit le «mariage de la sensation et du sens» qu’évoque la poésie d’Yves Bonnefoy: le corps, organe des sens, est la voie vers le «sens».

Fondées sur un principe d’association et de circulation, les créations d’Ann Hamilton acquièrent une matérialité surprenante à partir de données impondérables telles que le son, la fluidité, l’apesanteur, l’opacité et la tactilité.
Elles échappent ainsi au concept et se conçoivent comme un passage, renouant avec la signification originelle de «métaphore», qui signifie littéralement transport, déplacement.

Ann Hamilton
— Phora, 2005. Installation. Dimensions variables.

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