DESIGN

Philippe Starck

Si Philippe Starck est aujourd’hui devenu un créateur incontournable, c’est parce qu’il a su oeuvrer plus que tout autre dans le sens d’une démocratisation du design. Véritable machine à idées, il entend aujourd’hui faire de même pour l’écologie. Confiant et jovial, il dresse ici un bilan de sa carrière. Sans manquer de revenir sur sa conception morale de l’objet, qu’il revendique à contre-courant de l’actuel consumérisme.

Elisa Fedeli. Le design est souvent considéré comme le mariage du beau et de l’utile. Vous y avez ajouté une dimension morale, en créant le concept d’«objets bons». Pourquoi cette dimension vous semble-t-elle importante à respecter dans la société actuelle?
Philippe Starck. Une des grandes questions que nous devons nous poser est: Avons-nous vraiment besoin de cela? Si on se répond avec honnêteté par l’affirmative, alors l’utile est une chose respectable. Aujourd’hui, suite à de nombreux essais, on sait que la seule solution écologique, économique et humaine pour l’avenir, c’est la réduction de la production et de la consommation. Le mot «utile» devient donc fondamental et il faut lui redonner tout son sens.
Le beau ne m’intéresse pas, car c’est un mot contre-performant dans la mesure où l’on peut acheter un objet dont on n’a pas besoin, uniquement parce qu’on le trouve beau. De plus, la notion de beau est volatile et nous oblige à nous contredire: la saison dernière, c’est le rouge que l’on aimait, cette fois c’est le vert et plus tard ce sera le jaune… Cela ne serait pas grave en soi, si l’on n’était pas en train de jeter et de racheter à chaque fois! Pour moi, le beau n’est pas une notion fiable: elle ne se réfère pas suffisamment à la longévité, à la transmission et à l’héritage. Je ne m’intéresse pas au Beau, je redoute le Beau.
Au contraire, je voudrais simplement que les produits soient bons, de manière à ce que l’on vive bien avec. Le Bon serait un produit, une action ou un lieu réellement utiles et qui apporteraient dans la vie de chacun quelque chose d’épanouissant: quelque chose qui rendrait plus intelligent, plus créatif, plus amoureux.
Pour résumer, je pense qu’un produit doit être absolument nécessaire pour exister. Je redoute qu’il soit beau car c’est une préméditation de sur-consommation et je voudrais tout simplement qu’il soit bon.

Les objets dont nous nous entourons au quotidien se multiplient de manière exponentielle. Pourtant, vous semblez penser que l’avenir sera à la dématérialisation. Qu’entendez-vous par là?
Philippe Starck. Le premier ordinateur était gros comme une maison mais faible dans ses capacités. Le second avait la taille d’un pavillon de banlieue; le troisième celui d’une armoire. Ensuite, celle d’une grosse valise et d’un attaché-case. Aujourd’hui, il a la taille d’une enveloppe. Demain, il aura celle d’une carte de crédit. Après-demain, il ira se glisser sous la peau. L’objet finira par disparaître totalement dans sa matérialité mais ses compétences n’auront cessé d’augmenter. Toute la production intelligente va dans ce sens. Les exemples les plus flagrants sont l’I-Phone et l’I-Pad, qui remplacent tout (le journal, les cartes IGN avec le GPS, le bottin, la télévision, etc). En très peu de temps, un objet extraordinairement intelligent, allié à la révision d’un schéma organisationnel, a remplacé 90% des objets qui nous entourent. C’est cela, l’avenir.

Vous êtes à la fois designer et architecte. Vos objets, comme vos projets monumentaux, jouent sur des effets d’échelle. Comment se pose pour vous la question de l’échelle? Est-elle prioritaire dans votre processus de création?
Philippe Starck. Pour moi, le travail de production n’a qu’une seule issue: le profit humain. L’échelle est totalement accessoire. Prenez un kutsch: au 1/1 vous travaillez un téléphone; au 1/10è vous travaillez une chaise; au 1/20è une pièce; au 1/50è un appartement; au 1/100è un immeuble, au 1/500è un groupe d’immeubles et enfin au 1/1000è une ville entière. Les échelles sont inhérentes au projet que l’on prépare.
Ensuite, il y a les changements d’échelle volontaires: ils servent à créer des actes surréalistes pour réveiller et amuser les gens. Ils sont ce que j’appelle des «surprises fertiles».

Le nombre de vos objets design est incalculable! Quel est celui dont vous êtes le plus fier?
Philippe Starck. Je ne suis jamais satisfait de ce que je fais. La réponse logique serait de dire: le prochain. Mais elle serait trop facile…
J’ai passé ma vie à explorer une idée qui, à l’époque, était totalement incongrue et même dépréciée: «le design démocratique» qui consiste à monter la qualité des objets, à descendre leur prix pour les proposer à un maximum de personnes. Aujourd’hui, cette idée est devenue réalité. Je ne revendiquerais pas un objet en particulier, mais le succès de cette action qui permet à presque tout le monde aujourd’hui de s’entourer d’objets de qualité à la fois intellectuelle et matérielle.

Vous pensez, j’imagine, à vos séries pour Les 3 Suisses et La Redoute qui sont aujourd’hui toutes épuisées.
Philippe Starck. Oui, j’ai également collaboré avec Target aux Etats-Unis. A l’époque, on était dans l’élitisme mais j’ai souhaité inventer un système contre-nature, rebelle. Finalement, il s’est avéré être le bon.

Actuellement, l’écologie est de toutes les tendances. Quelle a été votre toute première création en faveur de l’écologie?
Philippe Starck. Il y en a eu beaucoup car j’ai commencé très tôt à travailler dans ce sens. A l’âge de 18 ans, j’ai conçu ma première collection de mobilier basée sur l’idée de crise économique (Collection de crise).
Pour Les 3 Suisses, j’ai créé la première maison en bois. Il faut savoir qu’à l’époque, il était interdit de construire en bois alors qu’aujourd’hui, c’est recommandé.
Il y a eu ensuite ma compagnie de nourriture biologique OAO, la chaîne de restaurants Bon et Good Goods, le catalogue des non-produits pour les non-consommateurs du futur marché moral.
Plus récemment, j’ai développé le concept d’«écologie démocratique» avec notamment les éoliennes, une voiture électrique (pour bientôt), notre compagnie espagnole d’huile bio et la corbeille Elise.
Je m’aperçois aujourd’hui que tout ceci était trop tôt, 15 ans trop tôt. A présent, nous avons plus de vision, plus de technologies et plus de moyens.

En 2009, vous avez imaginé et produit les premières éoliennes individuelles, à planter dans son jardin. Cet objet a-t-il plu et obtenu les retombées escomptées?
Philippe Starck. Oui, bien sûr. Quand on parle d’écologie, en général on s’adresse au public en terme d’économies. Vous fermez la lumière avec l’interrupteur; vous prenez une douche à la place d’un bain; vous roulez en Prius plutôt qu’en 4×4; tout cela est déjà une bonne chose mais ce n’est qu’une partie du sujet.
Quand il faut passer à la production de l’énergie, on est tous perdu et on s’aperçoit que cela coûte cher. J’ai appliqué mon raisonnement du design démocratique à l’écologie: monter la qualité des produits, descendre leur prix, produire des objets beaux, les vendre sur internet et dans les supermarchés.
Le projet de l’éolienne individuelle s’est avéré beaucoup plus compliqué que prévu: on pensait le développer en quelques mois mais il a fallu trois ans! Aujourd’hui, c’est un produit qui vaut beaucoup moins cher que la moyenne des produits sur le marché et qui est aussi beau. Par ailleurs, il a l’énorme avantage d’être transparent, presque invisible de loin, ce qui permet de retarder l’effet de rejet dû à une saturation d’éoliennes. Si son lancement a été retardé, il s’en vend aujourd’hui par milliers. C’est un succès car c’est un produit juste.

Vous utilisez peu de matières naturelles et semblez préférer les autres. C’est étonnant pour quelqu’un qui a le souci de l’écologie, non?
Philippe Starck. Je pense qu’il vaut mieux laisser les vaches dans les prés et les arbres dans les forêts. J’ai donc toujours prôné des matériaux synthétiques et privilégié les partenariats avec des compagnies éthiques et morales.
A présent, les paramètres ont changé et l’on voit clairement arriver la fin du pétrole, ce qui est moins grave pour l’automobile que pour le plastique. Alors que 80% de la population mondiale a son premier confort grâce aux objets plastiques, ne plus pouvoir produire ce matériau serait une catastrophe, une sorte de retour au Moyen-Age. Cela fait bien longtemps qu’on en a pris conscience et que l’on cherche des solutions.
Je refuse tous les bio-plastiques et les bio-carburants pour privilégier les éléments non comestibles et très écologiques. La corbeille Elise, par exemple, est faite avec de l’amidon de blé et des résidus de pommes de terre non comestibles. Avec Magis, j’ai crée Zartan, la première chaise en plastique injecté qui soit entièrement végétale: le cadre, qui a l’air d’être en plastique, est en réalité en poudre de bois résiduelle assemblée avec une colle naturelle; la coque est en chanvre, en lin ou en bambou.
On est en train d’orienter notre production, dans la mesure du possible, vers des matières naturelles mais il faut savoir qu’elles existent à peine et qu’on en parle plus que la vraie réalité.

Au niveau formel, je n’ai pas l’impression qu’il y ait un style Starck et c’est plutôt bien. On qualifie généralement votre travail d’«émotionnel». Que veut-dire ce terme pour vous? Est-ce justement par implication émotionnelle que vous donnez des prénoms à vos objets (le tabouret Bubu, la lampe Miss Sissi, la corbeille Elise, etc)?
Philippe Starck. Volontairement, je n’ai pas un seul style car ce serait ridicule de dessiner une brosse-à-dents comme un avion, une lampe comme une moto, une robe comme une montre. Chaque chose a sa logique propre. Par contre, on reconnaît tout de suite une unité dans mon travail car il émane d’un seul cerveau. Je ne revendique donc pas un style mais une logique, que j’applique à différents projets de différentes façons. Le seul style que j’ai développé et qui soit acceptable, c’est la liberté.
Pour les objets, en dehors de leur utilité première, il faut qu’ils parlent un peu d’autre chose: d’émotions, de politique, de sexualité, d’économie, etc. Pour bien montrer que mes objets avaient quelque chose à raconter, je leur ai donné des prénoms, il y a trente ans de cela. Je m’inspirais en général des livres, et en particulier de ceux de Philip K. Dick. Ainsi, avec mes objets, je reconstituais dans un salon une assemblée de personnes selon les rôles et les relations familiales qu’ils entretenaient dans les histoires.

Quels mouvements des arts visuels vous ont particulièrement inspiré?
Philippe Starck. J’ai été l’un des premiers à comprendre la révolution apportée par l’image de synthèse. Les premières que j’ai vues, il y a maintenant trente ans, m’ont stupéfait en raison de leur beauté et de leur intelligence! A l’époque, j’avais d’ailleurs demandé à Jacques Lang d’ouvrir le premier musée français de l’image de synthèse. Cela n’a pas été fait, j’aurais peut-être dû insister…
L’avènement de l’image de synthèse a été fondamental pour notre époque et pour le futur, car il nous a ouvert un autre monde. Dans certains films, vous pouvez voir des personnages qui paraissent vivants alors qu’ils n’existent pas. Vous pouvez voir des choses que même vos rêves les plus fous n’ont pas imaginé, comme dans Inception qui est un film extraordinaire, autant dans son propos que dans le rendu des images.

Concrètement, comment l’image de synthèse inspire-t-elle vos propres créations?
Philippe Starck. Je ne suis pas du tout inspiré par les créations des autres. Rien ne m’inspire, sauf mes propres visions, mes intuitions, mes fantasmes.

Vous intéressez-vous à ce que proposent les jeunes designers aujourd’hui?
Philippe Starck. J’ai trop peu de temps pour me tenir au courant de l’actualité design. Je vis très coupé de l’extérieur, au profit d’une extrême concentration sur mon travail, et je laisse aux autres le soin d’en faire autant.

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