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Philippe Katerine: Comme un ananas

Les œuvres plastiques de Philippe Katerine ne sont pas sans rappeler ses créations musicales: drôles, tendres, souvent féroces. Comment échapper à la toute-puissance des politiques? Sommes-nous contraints de suivre le rythme du monde, ou existe-t-il des échappatoires? Le travail de Philippe Katerine dessine un chemin... A nous d’inventer le nôtre.

Julie Aminthe. Comment est née l’idée de l’exposition «Comme un ananas» pour laquelle la Galerie des galeries vous a laissé carte blanche?
Philippe Katerine. On m’a fait cette proposition il y a à peu près un an de cela. Elsa Janssen, qui dirige la Galerie des galeries, m’a passé un coup de téléphone. J’ai laissé traîné un moment, le temps de prendre une décision, puis je suis allé voir le lieu. Je me suis dit que cette exposition me permettrait d’aller respirer un peu l’air frais, et j’ai accepté.

Toutes les œuvres que vous présentez – sculpture, dessins, post-it – ont été créées pour l’occasion?

Philippe Katerine. Tout juste. Je n’ai utilisé aucun fond de tiroir. D’ailleurs je n’en ai pas, je jette habituellement tous mes croquis. «Comme un ananas » est ma première exposition, et l’ensemble des travaux présentés au public a donc été élaboré au moment de sa réalisation.

Grâce à cela, on découvre que la pratique du dessin fait partie intégrante de votre vie.
Philippe Katerine. Je dessine depuis toujours. C’est ce que j’aime le plus. Il m’arrive de ne pas dessiner pendant un mois, mais c’est rare. Ce qui est certain, c’est que je n’ai pas le sentiment de m’être amélioré. Je suis toujours au même niveau. Progresser n’est pas ce que je cherche, heureusement. Comme en musique, la technique ne m’intéresse pas. Elle vient suffisamment par inadvertance pour ne pas avoir à la provoquer. Si j’avais voulu être Hergé, que j’admire au plus haut point, mon manque de technique serait alors devenu un problème. Mais mon but n’est pas de raconter des histoires. Je ne suis pas un narratif, bien que certains récits se forment quand même malgré moi. Ce que je souhaite, c’est mettre en lumière la poésie, ou l’énigme, que je vois dans les choses

Dans l’exposition, vous accordez une grande place aux hommes et femmes politiques de droite. Avez-vous conçu vos dessins en rapport avec l’élection présidentielle qui allait advenir?
Philippe Katerine. Non, c’était plutôt lié à ma démarche personnelle. Ensuite, je me suis effectivement aperçu que l’exposition allait s’ouvrir en pleine période électorale. Heureux hasard on pourrait dire.

Il ne s’agissait donc pas pour vous de faire une sorte de bilan artistique du quinquennat Sarkozy?

Philippe Katerine. Mes dessins sont plutôt des visions. Ils sont prémonitoires. C’est comme si j’avais découvert les secrets de chacun des hommes et femmes politiques que je croque. J’insiste sur leur côté humain. Derrière leur posture, ils nous ressemblent terriblement. Mais ces dessins dressent également un portrait de moi-même. En les faisant, je me suis rendu compte que leurs travers, leurs secrets étaient aussi les miens. Ce qui explique peut-être pourquoi j’ai eu envie de les dessiner: Raffarin et Villepin plutôt que Pécresse et Darcos. Pour le coup, ils ne sont pas interchangeables. Chacun a un trait de caractère atypique que j’essaie de mettre à jour, et qui dit quelque chose de moi.

Présenter des œuvres au cœur même des Galeries Lafayette – temple marchand par excellence – n’est pas un geste innocent…
Philippe Katerine. J’ai trouvé que c’était une très bonne chose. Certaines personnes vont se retrouver à l’exposition par hasard, par erreur aussi. D’autres auront dépensé beaucoup d’argent, et déambuleront dans les salles avec d’autres idées en tête. C’est cela qui me plaît. Que mon exposition soit comme un mirage au milieu d’une galerie marchande. L’alliance des deux est vraiment incongrue.

Est-ce une façon pour vous de faire de l’entrisme? C’est-à-dire de dénoncer l’idéologie dominante, notamment sa glorification des produits de consommation, en utilisant ses codes et en occupant le même terrain?

Philippe Katerine. Je suis complètement pris dans les rouages capitalistes. Je n’ai aucune illusion quant à l’explosion du système. Pour être honnête, présenter mes créations à la Galerie des galeries m’a surtout décomplexé. J’ai eu le sentiment de ne prendre la place de personne. Je savais aussi pourquoi on m’avait fait cette proposition… J’en ai pris mon parti. Je préfère situer mon travail au cœur de la grande machinerie, plutôt qu’à la marge. C’est là qu’il est intéressant, plongé dans le «mainstream». J’ai été élevé là, c’est ce que je connais le mieux.

On dit souvent de vous que vous êtes un cynique. Votre œuvre – musicale ou plastique – ne me paraît pourtant ni méprisante, ni désabusée. J’y décèle au contraire de l’humour – parfois féroce, mêlé à une franchise


semblable à celle des enfants, qui disent tout haut ce que les adultes ont appris à penser tout bas…

Philippe Katerine. C’est en effet une erreur de considérer mon travail comme étant l’œuvre d’un cynique. Je n’en ai pas les moyens, vraiment pas. L’humour, par contre, c’est la moindre des choses. Cela fait partie de ce que je suis. De ce que j’aime aussi. Les gens avec qui je passe du temps ne se prennent pas au sérieux, et les artistes qui me plaisent sont également du même acabit. Wagner, ou d’autres morts du même style, manquent un petit peu trop d’humour pour moi… Cela me pose un vrai problème.

Vous sentez-vous proche d’artistes comme Jeff Koons ou Maurizio Cattelan – dont les créations sont souvent drôles et provocantes?
Philippe Katerine. J’aime beaucoup leurs œuvres, oui. Plus particulièrement celles de Maurizio Cattelan. Le pape sous la météorite, par exemple.

On peut dire de vous que vous êtes un artiste pop?
Philippe Katerine. Oui. C’est ma culture. La culture de tous. Et, en plus de cela, c’est ce que j’aime. Beyoncé est d’ailleurs ma chanteuse préférée.

Sans rire?

Philippe Katerine. Je vous assure. Ses chorégraphies sont pleines de finesse et de drôlerie. A mes yeux – comme à ceux de Beyoncé, j’imagine – l’humour est une arme. Une arme à double tranchant qui peut se retourner contre soi. C’est souvent mon cas d’ailleurs. Je me fais avoir. Beaucoup de gens ne me prennent pas du tout au sérieux. Mais c’est la règle du jeu, nous n’y pouvons rien. Même si, quand cela arrive, je me dis que j’ai dû mal faire mon travail, que je m’y suis mal pris. Je me sens responsable, en fait.

L’hymne musical qui accompagne l’exposition est interprété par Julien Baer. C’était important de faire entendre une autre voix que la vôtre?

Philippe Katerine. Cela me plaisait tellement de faire une exposition, au-delà d’un rêve possiblement imaginable, que chanter m’aurait paru obscène. D’une lourdeur infinie.

Cet hymne: Comme un ananas a à voir avec l’ironie douce-amère qui caractérisait vos premières créations musicales, avant que ce soit une loufoquerie plus assumée, plus bouffonne qui prenne le relais.

Philippe Katerine. Je ne dirais pas que je suis devenu plus «bouffon», mais plus conceptuel. Mon exposition le montre bien. Mais la tendresse demeure, mêlée d’amertume. Ce que je me permets dans les dessins, ou les aquarelles – l’aspect tendre et nostalgique, je ne me le permets plus en chansons. C’est donc une espèce de régression pour moi. Une régression salutaire. En musique, au contraire, je suis forcé d’avancer. Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais. Faire une exposition me permet finalement de réunir un peu mes forces.

Les aquarelles ont été dessinées dans divers endroits du 16e arrondissement de Paris, quartier où vous vivez, et les images proposées sont toujours insolites. Dans l’une d’elle, on voit par exemple un gazon, un arbre et des toilettes. C’est important pour vous de chercher de l’inédit au sein de votre environnement quotidien?

Philippe Katerine. Un inédit complètement plausible, oui. Dans mes aquarelles, j’ai reproduit ce que je voyais, sans jamais rien inventer. Mon regard me porte naturellement vers ce qui détone dans le paysage à l’entour. Mon côté enfantin peut-être…

Et les post-it? Eux aussi ont un aspect assez naïf. Pour vivre mieux, il faut se cacher du monde, la tête dans les nuages, et faire des enfants – seuls capables de nous aider à «soulever» la terre entière.
Philippe Katerine. Oui-Oui reste mon héros, je l’avoue. Quoi que. La plupart du temps, je vis la tête dans les nuages. C’est une manière pour moi de faire obstacle à la violence du monde. Les enfants peuvent aussi être un bon bouclier. Surtout qu’ils sont capables d’une cruauté épouvantable. L’histoire ne se finit donc pas forcément aussi bien qu’il n’y paraît. C’est la violence qui l’emporte, et c’est moins drôle que prévu.

Parlez-moi à présent de la sculpture-fontaine que vous avez créée pour l’exposition. Elle est à la fois inquiétante et enfantine…
Philippe Katerine. Au fur et à mesure que je l’imaginais, elle est devenue, comme mes dessins sur les représentants politiques, un autoportrait.

C’est vous Kanye West?
Philippe Katerine. Ce que j’aimerais être. Un artiste surpuissant et visionnaire.

Il a pourtant tout de l’homme de droite…

Philippe Katerine. C’est vrai. Mais l’idée de l’exposition tourne autour de cette idée: qu’est devenu l’homme de droite que je suis ou que je vais devenir (on ne sait pas)?

On a tous au fond un être de droite qui sommeille en nous.

Philippe Katerine. Personne n’est à l’abri. Cela vous fait peur?

Je lutte contre, mais ce n’est pas très agréable je l’admets. D’autant que Kanye West, dans votre série de dessins illustrés en diptyque, est le seul à ne pas disparaître. Rachida Dati, Brice Hortefeux, François Fillon etc., tous les représentants politiques de droite s’évaporent, mais Kanye West reste, ineffaçable.
Philippe Katerine. Que voulez-vous? C’est mon Dieu. Je glorifie l’artiste, au détriment des représentants de l’Etat. Je crois que c’est l’art qui perdure, tandis que les politiques passent et s’effacent.

Ceci dit, les décisions prises par ces représentants ont un vrai impact sur le monde et la vie des gens. Or, dans vos dessins, qu’ils soient là ou plus là, l’attitude de ceux qui les entourent – le «peuple» comme on dit – reste la même. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils ont disparu. Je pense, par exemple, à François Fillon en train de jouer à la pétanque. Quand il se volatilise, personne ne réagit.
Philippe Katerine. Les gens sont comme figés parce que la politique telle qu’elle est mise à l’œuvre les laisse pantois. La démocratie semble être devenue une notion abstraite. Face à cela, difficile de ne pas être pétrifié.

Quand David Douillet s’éclipse, on voit enfin l’hérisson qui se cachait derrière lui. Comme si les hommes et femmes politiques faisaient écran, et empêchaient la population qu’ils dirigent d’exister pleinement.

Philippe Katerine. Votre interprétation n’est pas mal. C’est une bonne piste.

L’exposition présente également une vidéo de votre appartement. Dans chaque pièce, on distingue un grand ballon bleu en mesure de se déplacer partout, jusque dans la chambre d’enfant. Or, le bleu, c’est la couleur de l’UMP…
Philippe Katerine. J’ai vécu un traumatisme en juillet 2011. On m’a proposé de devenir Chevalier des Arts et des Lettres. Je n’ai bien sûr fait aucune démarche pour obtenir cette médaille, mais cela a suffi à mon tourment. Le virus UMP s’était déjà installé chez moi, et impossible de le mettre dehors, il fallait vivre avec.

Ce n’est pas le premier traumatisme que vous subissez. Il y a quelques années, vous avez écrit une chanson sur Marine Le Pen, laquelle vous suivez à la trace.
Philippe Katerine. C’est une histoire vraie, malheureusement. J’ai l’habitude de suivre des gens – comme Sophie Calle, et un jour, j’ai eu la malchance de tomber sur une blonde qui n’était autre que Marine Le Pen. Elle a ensuite pris le même chemin que moi, et j’ai eu un mal fou à m’en dépêtrer. Cela m’a rendu complètement paranoïaque. En rentrant chez moi, j’ai écrit la chanson.

Vous travaillez vite.

Philippe Katerine. Très vite. Je ne suis pas un laborieux, et je ne reviens jamais sur ce que je fais. Je jette par contre, beaucoup. Ce qui me prend du temps, c’est la mise en ordre. Mais organiser me plaît bien.
Pour «Comme un ananas», ce qui était très plaisant, c’est que j’étais entouré d’une équipe. Les conditions de travail étaient vraiment confortables. Avec Elsa Janssen, commissaire de l’exposition, nous avons réfléchi ensemble. J’ai aimé travailler ainsi.

Dans le texte de présentation disponible à l’entrée de la galerie, vous prétendez que la sculpture-fontaine est «le totem de l’émancipation». Je dois dire que cette définition m’a un peu déconcertée.
Philippe Katerine. D’après moi, une fois qu’on a dépassé l’autorité parentale – comme l’est le gouvernement en quelque sorte, même si on a encore les pieds dans l’eau marécageuse, on peut tendre les bras vers le ciel et s’évertuer à danser. Cela demande de la distance, et beaucoup d’imagination. Mais il faut s’y atteler avec force. D’autant que le temps nous est compté. L’art est alors un moyen d’y parvenir. Il prend modèle sur l’arbre qui s’élève et n’en finit pas. Le jeu permet également de se sortir un peu du marasme ambiant. C’est pourquoi les balles de tennis sont suspendues en l’air. L’idée de paradis est ainsi présente dans la sculpture.

Un paradis angoissant. Avec des couleurs criardes et des têtes de morts.

Philippe Katerine. Comme tous les paradis c’est atroce. Atroce et hyper fasciste.

On ne s’en sort donc jamais.

Philippe Katerine. Jamais. Heureusement pour nous. Je pense que la beauté est atroce. La salle bleue – dans laquelle se trouve la sculpture, on ne peut pas y rester indéfiniment. Il est bon d’en sortir, c’est étudié pour. Les enfants crient, paraît-il, quand ils arrivent à l’intérieur – de joie, de peur. J’aime bien cette idée. Ils comprennent tout les gosses.

C’est effectivement bien joué de leur part. D’autant que Kanye West tient votre version du Cri d’Edvard Munch à la main.

Philippe Katerine. Je suis un angoissé perpétuel, et forcément ce tableau m’a toujours parlé. Au point qu’on le retrouve aussi sur le diptyque avec Villepin.

En définitive, le jeu des apparences et le thème de l’apparition/disparition sont les fils conducteurs de l’exposition «Comme un ananas». Fruit qui lui aussi a un aspect bien différent de ce qu’il est une fois débarrassé de sa peau…

Philippe Katerine. On ne peut rien vous cacher.

Je crois aussi savoir que vous êtes très admiratif de l’œuvre de René Magritte, qui aimait à jouer sur le décalage entre objet et représentation – entre ce qui est et ce qui paraît.

Philippe Katerine. C’est vrai que j’aime beaucoup Magritte. Ses obsessions, je les partage aussi.

L’exposition se termine avec une paire de ballerines posée au sol, et un grand miroir devant lequel le visiteur finit par se regarder.
Philippe Katerine. Retour sur soi important après avoir passé du temps avec Jean-François Copé, Jean Sarkozy et Kanye West…
En réalité, je crois qu’il est important d’en revenir à sa propre subjectivité. Elle est seule capable de produire des espaces de respiration, en dehors du climat lourd et pesant dans lequel nous sommes englués.

On ne vote pas quand on est un pessimiste contemplatif?

Philippe Katerine. J’ai essayé, une ou deux fois, mais sans succès. L’anonymat me glace, en fait, je trouve cela affreux. J’ai l’impression que les gens votent dans la honte, dans le péché. L’isoloir, ce n’est pas fait pour moi. J’ai donc arrêté de voter, je le vivais trop mal. Je vote maintenant à ma façon, humblement, en faisant des disques et une exposition, sous mon nom, qui n’est pas le mien… Cela me sert d’excuse, en quelque sorte. Si la tentative artistique est ratée, ce n’est pas moi, c’est l’autre. Cet autre que je n’arrive pas à contrôler, et qui me protège de bien des choses.
Je ne suis donc pas un anarchiste, mais un pessimiste qui le vit bien. Je sais m’accommoder des choses. Si une révolution était en marche, je continuerais à être un contemplatif. Hélas. J’avoue là ma faille. Et pourtant, à 18-20 ans, je rêvais d’un changement radical.

Vous vous êtes résigné les années passant?

Philippe Katerine. J’ai participé à une manifestation, à l’époque, et l’expérience m’a beaucoup déplu. Je trouvais qu’on avait tous l’air un peu ridicule, moi en premier. Mon rapport à la révolution s’en est trouvé dégradé à jamais. Elle est sans nuances la révolution, sans quoi elle n’en est pas une, et je n’arrive pas à m’y faire.

Les nuances sont du luxe quand le peuple est aux abois.

Philippe Katerine. Il faut même tuer des gens, je sais. Nous sommes d’ailleurs tous des meurtriers en puissance. C’est pourquoi je préfère regarder la révolution aux infos.

Votre chanson Louxor j’adore est devenue une ode à Jean-Luc Mélenchon, qui prône la révolution citoyenne, non les bains de sang.

Philippe Katerine. J’ai vu cela, oui. J’en suis content. Mais ce plaisir je le vis tout seul, dans ma chambre.

Qu’est-ce que vous nous préparez à l’avenir? Pas une révolution, on l’aura compris… Quoi d’autre?

Philippe Katerine. Une pièce de théâtre avec des objets, qui seront créés par le designer Robert Stadler. Cela se passera à Beaubourg. Nous sommes encore en pleine phase de réflexion. Je ne peux donc pas pour le moment vous en dire plus…

— «Comme un ananas» de Philippe Katerine. Du 4 avril au 7 juillet 2012 à la Galerie des galeries (Paris 9e).

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