LIVRES

Philippe Cognée

Une peinture entre l’aquarelle et la photographie, des sujets de la vie quotidienne au paysage urbain, un brouillage des formes, un effet de transparence et de glaçage… Cette poésie de l’ordinaire est ici fort bien commentée et illustrée.

— Éditeur(s) : Frac Auvergne, Clermont-Ferrand / Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d’Olonne
— Année : 2002
— Format : 27 x 24 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Page(s) : 121
— Langue(s) : français, anglais
— ISBN : 2-913323-23-5
— Prix : 24 €

Peindre sur des fantômes
(extrait) par Benoît Decron

« On dirait que la Photographie est inclassable. Je me demandai alors à quoi pouvait tenir ce désordre. »
Roland Barthes [La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard-Le Seuil, 1980, p. 15]

Depuis quelques années, Philippe Cognée nous a habitué à des peintures en quête de réel : des baignoires, des cabanes de chantier, des immeubles, des chaises de jardin occupent sans partage le champ du tableau. Ce dernier, tout de pigments et de cire, exclusivement plan et matière, exsude la figure, comme l’apparition d’une chose familière et lointaine. Cette apparente banalité est recherchée, souvent renforcée par le grand format des tableaux.

La rupture — semble-t-il — remonte au séjour de Cognée à la Villa Médicis en 1990. Singulièrement, il passe de compositions « mythologiques », de sujets abstraits chargés de matière, de grumeleux paysages de champs labourés, aux images lissées du réel, immédiates. Depuis 1993-1994, Cognée travaille à partir de photographies : paysages, objets, foules, êtres chers, intérieurs, autant de déclinaisons qui enrichiront son univers pictural. Cette union libre, basculement d’une pratique en une autre, nous intéresse particulièrement.

Ces peintures figuratives pourraient paraître de simples constats, de ternes pépites du quotidien de banlieue. Cognée n’est pas peintre de la modernité enchaînant les gimmicks et figures conformes à l’histoire de l’art. Hector Obalk — qui le connaît bien — a bien vu qu’il évacue la réalité du sujet : « qu’il laisse définitivement tomber le fer à repasser — et qu’il adapte sa technique à sa vision et non le contraire… » [« Le cas Cognée », dans Ce sont les pommes qui ont changé…., exposition ENSBA, Paris, 2000, p. 75]. Vaine objurgation : le réel chez Cognée se niche habilement sous des apparences successives. Pour autant, sa peinture n’est pas symbolique, métaphysique, au diapason de ses premières compositions d’essence africaine. Cognée élude souvent le problème de l’image et de son asservissement au sujet. Son propos n’est ni emphatique, ni dramatique. Il revendique une sorte de brutalité native, analogue à celle de la photographie, comme Roland Barthes l’a brillamment mis à jour : son analyse vise à montrer que la photographie abolit toute entremise, sature le regard de réalité. Selon ses propres termes, « elle emplit de force la vue » [Roland Barthes, op, cit., p~ 143]. Pour échapper à cette violence, Cognée fait glisser les images photographiques, trop intellectuelles, dans le domaine plus charnel de la peinture.

Abondamment, on a écrit sur les rapports entretenus entre la photographie et la peinture : rapports d’actualité si on en juge par le nombre important de grandes « formes-tableaux », photographies contrecollées sur aluminium, qui honorent les cimaises des galeries et musées. Les photographes pionniers reprenaient le vocabulaire, les arguments, les genres de la peinture, essayaient d’exister à ses côtés. L’ouvrage d’André Rouillé, [La photographie en France. Textes & Controverses : une anthologie (1816-1871), Paris, Macula, 1989] rassemblant les textes de controverses sur la naissance de la photographie en France, montre à quel point, au-delà du passé, les questions restent pendantes : depuis 1839, date à laquelle François Arago défendait le daguerréotype devant la Chambre des Députés, le débat ne s’est jamais assoupi. Les qualités documentaires, archivistiques, de la photographie primeront toujours sur sa véritable vocation artistique. Jusqu’en 1852, le néologisme « photographiste » perdurera. Qu’on le veuille ou non, la photographie reste entachée d’une infirmité, engluée au référent, ratifiant tout ce qu’elle fixe, comme faisant face à la peinture qui exalte le Beau idéal et l’imagination. Elle procure davantage de doute que de certitude.

Il revient à Sylvie Couderc [« Peindre au travers de la photographie », in Philippe Cognée, Éditions Joca Seria-Musée de Picardie, 1995, pp. 9-15] d’avoir éclairé les modes, les pratiques et les codes de l’œuvre de Cognée directement empruntés à la photographie : agrandissement de figures, absence de profondeur de champ, cadrage, découpage… Elle considère les clichés photographiques utilisés par l’artiste comme des moyens de connaissance, de réappropriation, somme toute comme un « passage obligé ». L’ambition de Cognée ne sera jamais de faire Å“uvre de photographe. Il affirme quant à lui que la photographie a pour mission de banaliser le sujet, qu’elle éloigne l’objet avant d’envisager d’en faire une peinture [« Philippe Cognée, du figurable au figuré », entretien avec Philippe Piguet dans Containers, catalogue FRAC Auvergne, 1997]. L’aspect fugitif, hasardeux, de la prise de vue lui importe avant tout : la glane promet d’être innombrable. Par discrétion, Cognée ne s’étend sur l’usage qu’il fait de la photographie. Il s’en défend même : « au fond, je n’invente pas grand chose car il est difficile d’inventer l’image d’après photo à la suite de ce qu’on fait Gasiorowski, Richter ou Morley » [« Cognée fait trembler la plage », entretien avec H.-F. Debailleux dans Libération, 19 août 1996]. Passer d’une photographie à une peinture lui donne un supplément d’émotion, engage une nouvelle aventure. (…)

(Texte publié avec l’aimable autorisation du Frac Auvergne)