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Perspective n° 3

Pour sa troisième livraison, la revue de l’Institut national d’Histoire de l’Art présente un choix d’études et un état de la recherche sur l’art des XIXe (l’orientalisme, Wagner, Cézanne...) et XX-XXIe siècles (cinéma et histoire de l’art, Dada, le Réalisme socialiste, la nouvelle peinture allemande...).

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Présentation
Olivier Bonfait
Perspective n° 3

L’art et l’histoire de l’art à l’ère d’Internet et de Photoshop

En se transformant et pour ainsi dire en se dématérialisant, les médias sont devenus si puissants et généralisés qu’ils nous entraînent dans un réseau d’ubiquité et d’interaction qui à multiplié notre accès à tout type d’informations. Mais comme toutes les grandes mutations déterminées par le progrès technologique, la révolution électronique se présente elle aussi comme une médaille à deux faces : d’un côté elle nous offre une quantité indéniable d’avantages dont on ne peut déjà plus se passer, mais de l’autre elle présente des revers négatifs qu’il ne faut pas omettre et qu’il convient d’analyser et d’affronter, afin d’en neutraliser ou tout au moins d’en minimiser les effets indésirables.

Tout est désormais à portée de main, ou plutôt de clavier, mais le risque est de se trouver submergé par le grand nombre d’informations et séduit par le spectacle ininterrompu du «flux de surface». L’invasion sans limite des images qui se pressent dans notre panorama quotidien, et chatoyantes, en faisant irruption dans notre vie à travers le flux électronique hypnotisant surgi du tube cathodique ou illuminant l’écran de notre ordinateur, menace d’inhiber notre capacité à réfléchir sur elles autant qu’à classer la masse d’impressions sensorielles qu’elles génèrent. Comme si cela ne suffisait pas, les images transmises sont devenues si facilement manipulables que cela nous conduit à douter de la fiabilité de nos sens. D’ailleurs, nous avons tous désormais l’expérience de cette grande facilité à intégrer les plus stupéfiantes altérations, modifications chromatiques, perspectives, lumineuses, dans une image numérique. Il suffit d’actionner quelques outils de cette prodigieuse «forge de Vulcain» électronique qui répond au nom de Photoshop et d’aucuns se retrouvent instantanément dans la peau d’Andy Warhrol : il multiplie les images à l’infini, leur inflige des torsions, les surexpose, les re-colore. À cette différence près qu’Andy Warhol, dans sa Factory, utilisait et faisait utiliser à ses collaborateurs des moyens mécaniques qui demeuraient pour l’essentiel manufacturés, comme la sérigraphie et le report photographique sur toile à émulsion. Un résidu de tradition manuelle et d’habileté artisanale persistait dans son travail de désacralisation du mythe de l’œuvre autographe et de la «pièce unique». Pour nous, aujourd’hui, il suffit d’un rapide apprentissage informatique pour apprendre et activer des instruments aussi silencieux que dociles et flexibles, et pour se transformer en démiurges omnipotents capables de soumettre la moindre image aux variations et métamorphoses les plus imprévisibles.

Si la quantité risque d’engloutir la qualité tout comme la reproductibilité à outrance et la manipulation technique de l’image menacent de détruire notre capacité de jugement et d’ordonnancement du savoir, il est pourtant vrai que, précisément à cause du contraste produit par le kaléidoscope éphémère et changeant de ces images qui nous prennent d’assaut, l’œuvre d’art n’a absolument pas subi une «perte d’aura» : bien au contraire, son pouvoir de fascination semble aujourd’hui accru.

En parlant des musées archéologiques, Paul Zanker a énoncé à ce propos certaines réflexions qui méritent d’être citées dans leur intégralité : « Aucun médium électronique ne peut remplacer les objets, les œuvres d’art, les images, les objets manufacturés, qui sont physiquement présents dans le musée, authentiques, que l’on peut saisir, chacun avec sa propre histoire et le temps parcouru qui en fait sa singularité. Grâce à leur matérialité, ces objets résistent particulièrement bien aux manipulations engendrées par leur mode de présentation et conservent leur authenticité, leur aura. Et c’est cette aura de l’objet tangible qui stimule notre curiosité, qui suscite les questions, qui nous attire et nous conduit à l’intérieur de l’histoire particulière de chacun. À la différence de la plupart des images médiatiques qui prétendent nous capturer et s’imposer à nous par leur nombre, le rythme et la psychagogie — la manipulation de notre esprit — les images et les objets historiques concrets agissent par leur présence silencieuse. Ils accordent à l’observateur tout le temps qu’il désire ; chacun peut s’approcher d’eux à sa manière, avec ses propres questions et ses propres problèmes ; chacun peut les observer fugitivement ou intensément, ou encore les ignorer en les négligeant complètement. Les objets historiques ne s’adressent pas à nous en hurlant un quelconque message, mais ils parlent en nous faisant le récit d’un autre temps. De cette manière, ils créent l’espace d’une distance pour nos yeux, notre pensée, notre sensibilité et rendent possible, grâce à cela, de nouveaux regards non seulement sur les objets en tant que tels, mais il n’est pas rare que cela se produise également sur nous-mêmes ».

Grâce à l’internet, les bibliothèques et les archives ont largement ouvert leurs portes et le feront de plus en plus. Les catalogues on line, les bibliographies classées par auteur et par sujet, les textes en format pdf qui, expédiés depuis l’autre bout du monde, se matérialisent en un clin d’œil sur l’écran de notre ordinateur : il est inutile de dire que notre travail n’en devient que plus aisé. Les risques ? Le discours pourrait être long, mais je me limiterai à n’en esquisser qu’un aspect : celui de la tendance à l’isolement et à l’entretien de l’hortus conclusus de la spécialité individuelle qui, précisément parce qu’il s’agit d’un mal inexorable et à long terme, inévitable (comme le durcissement des artères et la perte progressive de la vitalité des cellules), doit être repoussé jour après jour, en faisant circuler cet antioxydant puissant connu sous le nom de curiosité intellectuelle.