Céline Piettre. Tu achèves une longue résidence de quatre ans à Mains d’œuvres. A cette occasion, tu y présentes tes pièces, dont une nouvelle création encore en construction, Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt. Tu organises également une carte blanche autour des artistes suisses. C’est une période très dense, et la fin d’un cycle. Qu’est-ce que tu ressens?
Perrine Valli. Je sens en effet que c’est une période charnière où je remets en question mon travail, même si je ne sais pas encore quelle direction prendre. Jusqu’à présent, j’ai construit mes pièces par couple. Les deux premières, Ma Cabane au Canada et Série, ont une écriture très formelle. L’espace scénographique y est pensé d’un point de vue graphique. Les deux suivantes, Je pense comme une fille enlève sa robe et Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt, explorent respectivement la figure prostitutionnelle et une certaine image de la femme à travers le personnage mythologique de Lilith. Leur structure est plus narrative. Je m’y implique davantage.
Après ces quatre pièces, qui se répondent par paires, j’aborde une nouvelle étape de ma carrière. J’ai envie de faire des choses différentes, peut-être de m’ouvrir à d’autres médias, d’autres disciplines. L’année dernière, par exemple, j’ai reçu une bourse Culture France/ Villa Médicis hors les murs, qui m’a permis de passer quelques mois au Japon, de septembre 2009 à février 2010. Cette expérience a été primordiale car, pour la première fois depuis longtemps, je n’avais pas d’obligation de création. Il y avait de la place pour la rencontre, la recherche…
J’ai alors décidé de casser le rythme de production et de diffusion qui m’était imposé, pour échapper, de façon temporaire, à cette pression des représentations et prendre le temps pour la réflexion et la prospection.
Vers quelles disciplines voudrais-tu te tourner?
Perrine Valli. Je pense d’abord à la performance, un medium où je pourrais plus facilement utiliser le texte, exprimer mes engagements. Et les arts plastiques également, certainement en collaboration avec un photographe rencontré au Japon, Nicolas Lelièvre (actuellement en résidence au Centquatre) et une plasticienne, Axelle Remeaud, qui s’intéresse comme moi aux questions de la sexualité et de la prostitution. Mais toujours avec le corps au centre, évidemment…
Tu as l’impression d’avoir fait le tour de ta pratique chorégraphique?
Perrine Valli. Bien sûr que non! Mais je pense être en crise avec la danse. A vrai dire, je suis assez frustrée. Avec la danse, il faut accepter de s’exprimer dans la sensation, dans l’imaginaire. Or j’ai envie de dire des choses, plus directement. Je dois trouver un medium où le discours aurait davantage sa place.
Il semble y avoir un véritable fil conducteur, voire une obsession, dans tes pièces — les deux dernières notamment —: la question de la féminité. Est-ce un engagement politique ou une interrogation plus introspective sur ton identité de femme?
Perrine Valli. Je souhaiterais que mon travail s’inscrive dans une véritable démarche politique, et c’est pour cela que je pense quitter un peu le milieu de la danse, qui ne me permet pas de m’exprimer autant que je le voudrais, du moins dans la durée. Par exemple, la prostitution est une thématique que j’ai envie d’explorer davantage — dans ce qu’elle cache comme enjeux de pouvoir et de ce qu’elle dit du rapport homme-femme — mais je ne me vois pas refaire une pièce dans la veine de Je pense comme une fille enlève sa robe. Pour moi, ça serait difficile de ne pas être redondante…
Te considères-tu comme une féministe? Est-ce que tu crois qu’un tel positionnement a encore de la valeur aujourd’hui?
Perrine Valli. Le féminisme n’est plus tellement à la mode, c’est vrai! Mais j’ai toujours été touchée par les causes féministes, depuis toute petite. A 19 ans, en arrivant sur Paris, j’ai intégré « Ni putes, ni soumises », et j’y suis encore aujourd’hui. Mon engagement est aussi évident que sincère…
Et tu penses que c’est plus difficile de défendre une position féministe dans la danse? Pourtant, le corps semble être le medium idéal?
Perrine Valli. Oui, dans la danse, le corps est un bon moyen d’expression, surtout dans le solo. Mais, comme je te le disais tout à l’heure, le rythme de production est trop rapide par rapport à une recherche sur la thématique féministe.
Dans ta dernière pièce, Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt, on a l’impression que ton vocabulaire artistique hésite entre l’abstraction et une expression plus narrative… Est-ce la conséquence de cette période de remise en cause? Est-ce une transition formelle?
Perrine Valli. Oui, pour cette pièce en particulier, je me suis imposée une contrainte: essayer de faire le lien entre l’abstraction et la narration. Mes deux premières pièces étaient totalement et purement abstraites, sans aucune recherche d’expression, dans l’intention en tout cas. Peut-être par peur de toucher à des choses personnelles… Avec Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt, j’ai choisi sciemment des personnages concrets: Lilith, Adam et Eve… que j’ai essayé de mettre en scène.
Pourquoi ces références mythologiques, ce trio biblique?
Perrine Valli. Toujours pour réfléchir aux rapports homme/femme dans l’histoire. A l’époque de Je pense comme une fille enlève sa robe, ce qui m’intéressait déjà avec la prostitution était qu’elle révélait une différence culturelle et identitaire entre l’homme et la femme. L’homme a toujours eu accès à un espace de sexualité, à la différence de la femme, qui devait rester vierge ou était marginalisée… A partir de là , pourquoi ne pas se pencher sur le premier couple de l’humanité ? La sexualité est présente dans le mythe d’Adam et Eve, avec ce postulat de la femme pécheresse et cette inégalité initiale, qui fait de la femme, sortie de la côté d’Adam, un être consubstantiel à l’homme… Puis je suis tombée par hasard sur le mythe de Lilith, la première compagne d’Adam dans l’Eden, cette femme fatale, stérile, aussi brune de peau que démoniaque dans ses pulsions amoureuses, dans sa séduction. D’où l’idée d’un trio: un homme, deux femmes.
Est-ce que tu n’as pas peur, dans cette dernière pièce, de donner une vision un peu trop manichéenne de la femme: d’un côté la putain, avec la figure de Lilith qui signifie littéralement « femme de la nuit », et de l’autre la mère, la blonde Eve…
Perrine Valli. En fait, je me revendique de cette vision manichéenne, car je crois qu’elle a toujours sa place dans le mental masculin, même si je pense évidemment qu’une femme, aujourd’hui, peut avoir toutes ces facettes en elle… J’ai besoin du mythe pour revenir à l’origine de la construction identitaire de la femme, à son histoire sociale etculturelle. Cette idée de l’origine trouve sur scène un écho plastique, avec la présence de l’œuf…
Dans Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt, il est aussi question du couple, de l’amour, de la séparation…
Perrine Valli. Oui, j’ai retrouvé ces éléments dans le mythe de Lilith, qui, à la différence de celui d’Adam et Even, est très actuel. On y rencontre le désir, la jalousie et la rupture… Jusqu’à très récemment dans l’histoire, on ne se séparait pas ou difficilement. Ce modèle de couple mythologique est finalement très contemporain.
On y retrouve le «motif» du strip-tease, déjà développé dans ta pièce précédente, comme une citation, un rappel…
Perrine Valli. Je voulais faire un lien avec Je pense comme une fille enlève sa robe, mais en dépassant l’idée du strip-tease comme objectivisation du corps et violence infligée à la femme. Ici, je représente une femme qui choisit d’arrêter de subir sa propre sexualité et d’en faire une arme, en se déshabillant.
Tu empruntes les titres de tes pièces à Bataille (Je pense comme une fille enlève sa robe) et à Magritte (Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt). Pourquoi ? La citation de Bataille annonçait une dimension sexuée, le choix de Magritte augure t-il une ambiance surréaliste?
Perrine Valli. Mon choix des titres est souvent la conséquence d’un coup de cœur. Pour cette dernière pièce, j’avais envie de rester sur un titre qui rappelait la précédente, avec une sonorité, une structure syntaxique et un rythme identique. Je me suis aussi inspirée des toiles de Magritte, de leur atmosphère très claire où les objets, concrets et lisibles, restent cependant abstraits dans leur association les uns avec les autres. Il y a également tout un rapport à la femme dans sa production. Ses œuvres montrent tantôt une femme poisson tantôt une femme sans visage ou découpée en morceau.
Et puis, outre ces inspirations, je voulais dire un «je» masculin…
Dans ce trio, l’homme est étrangement absent? Pourquoi cette présence absente… ?
Perrine Valli. Je ne voulais pas un homme très viril. Au contraire, je souhaitais montrer qu’il pouvait lui aussi être une victime. Il y a par exemple ce passage, où le trio rejoue Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, mais selon une inversion des rôles : ici, c’est l’homme, et non la femme, qui est nu!
Dans Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt, l’espace scénique est redéfini en permanence par des structures métalliques, qui ressemblent à des cages de football. Elles servent successivement de cadre, de zone de séparation ou de passage… Que disent-elles de ton rapport à l’espace, à l’architecture du spectacle?
Perrine Valli. Il m’est impossible de travailler dans un lieu vide. Quand j’improvise, je délimite forcément l’espace, par des objets ou par la caméra. Dans Ma cabane au Canada, ma première pièce, j’ai utilisé le gaffeur pour me repérer dans l’espace. J’ai poursuivi cette expérience dans Série où le plateau est structuré au sol par des lignes de papier toilette… A l’origine de mon travail, il y a toujours une contrainte spatiale. Ici, c’est la chaise et cette structure métallique. Cette dernière est une interprétation moderne du jardin d’Eden, qui est d’abord un simple plan au sol, comme une maquette, et qui va se construire, par la suite, au fur et à mesure, changer de dimensions, devenir un chemin, un lit…
Avec ces cadres, tu passes souvent de l’horizontal au vertical. Est-ce une façon pour toi de prolonger, à l’extérieur du corps, ce jeu sur les lignes qui est l’une de tes caractéristiques formelles?
Perrine Valli. Oui. Le problème ici étant de les faire tenir debout. D’où l’intervention de ce technicien. Je voulais que ce soit un homme, une construction exclusivement masculine, la construction d’un monde masculin.
Il y a une véritable dimension plastique dans ton travail, avec des scénographies plutôt minimales…
Perrine Valli. C’est avant tout un désir de clarté. J’aime que l’espace soit lisible. Je cherche l’épure, le sens dans le dépouillement.
Encore au sujet de ta dernière pièce, tu parlais tout à l’heure du tableau Le Déjeuner sur l’herbe. De mon côté, j’ai cru reconnaître la sculpture L’Amour et Psyché de Canova, que l’on peut voir au Louvre… Ce sont des sources d’inspiration?
Perrine Valli. Oui, je fréquente les musées, je visite régulièrement des expositions. L’image fait partie de mon processus de travail. Pour cette dernière pièce, j’ai puisé mes références sur internet. On retrouve Les Raboteurs de parquet de Gustave Caillebotte, le doigt d’Adam de la Chapelle Sixtine, une photographie de Vanessa Beecroft de 2002 où l’on voit une femme nue en train de faire le poirier…
Mains d’œuvres vient de te confier la programmation d’une journée consacrée aux artistes suisses, My Swiss Friends. Qu’est-ce qui a motivé tes choix? Est-ce que tu penses qu’on peut parler aujourd’hui d’un art suisse ? Existe-il, selon toi, une communauté artistique avec ses spécificités?
Perrine Valli. La programmation a été réalisée en collaboration étroite avec Angela Conquet, la responsable de la danse à Mains d’œuvres. Elle connaît très bien, elle aussi, le travail de Tamara Bacci ou de Cyndi Van Acker…
Pour moi, qui venais de passer quatre ans entre Paris et Genève, c’était très intéressant de mettre en relation la Suisse et la France. Je ne dirais pas qu’il existe une communauté artistique suisse, d’un point de vue esthétique en tout cas. La spécificité de la Suisse se situe ailleurs, elle est politique. Les systèmes de production et de diffusion en France et en Suisse sont différents et c’est intéressant de pouvoir les comparer. Grace aux professionnels de la culture invités à participer à la table ronde, nous avons pu réfléchir ensemble sur ces questions, car il me semble important, aussi, de communiquer sur les aspects économiques de la création.
On te retrouve donc à Genève, à l’ADC, en novembre…
Perrine Valli. Oui, pour la première de Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt, qui sera présentée du 3 au 14 novembre 2010…
Perrine Valli
— Portrait dans le cadre de Je ne vois pas la fille cachée dans la forêt, création 2010. Pièce pour trois interprètes. 1h. Création sonore par Jennifer Bonn.
— Portrait, 2010.
— Ma Cabane au Canada, création 2005. Solo. 20 min. Captation vidéo de Frédéric Lombard.
— Série, création 2006-2007. Solo. De 15 à 70 min. Création sonore par Colleen.
— Je pense comme une fille qui enlève sa robe, création 2008-2009. Duo de Jennifer Bonn et Perrine Valli. Création sonore par Jennifer Bonn.