ART | CRITIQUE

Pause

Une déclinaison de l’abstraction dans l’art d’aujourd’hui autant qu’une invitation (nécessaire) à faire une pause dans nos automatismes de pensée, de perception et de réception des œuvres. Comme si l’abstraction renvoyait à l’époque d’avant le règne de l’information et du «temps réel”.

Le commissaire de cette exposition, Eric de Chassey, a rassemblé une dizaine d’artistes de générations différentes qui ont en commun de travailler sur l’abstraction. Il est ici question de «proposer aux passants que nous sommes devenus dans les salles d’exposition, une pause». Car l’abstraction demande que l’on s’y attarde, et exige une attention minutieuse.

Emmanuelle Villard, Katharina Grosse ou Mitja Tusek (dans Indéfini) travaillent sur le thème de la grille désarticulée. Les figures sont instables et semblent vouloir se dérober à toute organisation. Le chaos est aussi chromatique : les couleurs vives, flashy et parfois psychédéliques suscitent un glissement de regard vers une nouvelle vision.

De façon similaire, les sculptures aux formes minimales d’Elisabeth Ballet vont de l’ouverture (losange ouvert dans Codifie) à l’enfermement presque complet (cage en forme de tunnel dans Fabrique I). Ces géométries ouvertes remettent en cause notre rapport corporel à ces agencements spatiaux, obligeant le spectateur à construire de nouveaux repères.

Guillaume Millet présente des dessins dont on devine à peine ce qu’ils sous-entendent. Des esquisses de corps s’entrecroisent comme autant de croquis laissés à l’abandon. Bras, jambes, mains, yeux s’enchevêtrent sans fin et nous poussent à dépasser l’énigme de ces formes et à nous attacher au seul lasso graphique du tracé .

La grille explose littéralement avec Sans titre 2001 de Marthe Wéry, sorte de grand monochrome vert d’où émergent des flaques de peinture. Cette dernière toile est comme l’antithèse de la Peinture raté 2 de Mitja Tusek où les coulures composent des paysages obscurs. Entre les deux œuvres s’instaure un étrange dialogue.

Rémy Zaugg ponctue cette exposition de sentences écrites en bleu sur gris. Ich/Das Bild/Ich/Fühle et The More/I Think/The More/I Dream (plus/je pense/plus/je rêve) érigent de façon caricaturale les formulations du doute cartésien en slogans publicitaires. Leur signification se révèle être aussi abstraite que les lettres qui forment les mots, qui renvoient à des idées, qui à leur tour, par l’écriture, renvoient à des graphismes.

Dans cet univers d’abstraction, Jean-Louis Garnell fait figure d’intrus avec ses photographies de no man’s land, de non-lieux entre routes et immeubles en bordure d’agglomérations où semblent résister compulsivement quelques touffes de verdure. Ces paysages périurbains, qui pourraient être de n’importe où, nous rappellent quelque chose sans nous être absolument familiers. L’image est abstraite en ce qu’elle ne montre que du déjà vu, déjà expérimenté.

La vidéo de Smith & Stewart porte l’énigme de l’abstraction à son paroxysme. Un homme embrasse inlassablement le visage d’une femme endormie en la recouvrant de liquide rouge. Entre belle au bois dormant gore et performance actionniste, cette œuvre interroge l’un des plus abstraits des sentiments: l’amour. Comme si l’amour était aussi périlleux à cerner que l’abstrait en art.

Eric de Chassey remet discrètement en cause nos rapports à l’abstraction en en déclinant largement les formes. Il brouille nos repères et ébranle nos automatismes de pensée à son sujet. Aussi est-on invité à faire une pause pour penser, méditer, se reposer pour mieux s’activer ensuite… Prend à contre-pied une société où domine l’information en «temps réel» et «l’esthétique de la disparition». Perdre son temps, faire une pause salutaire face à l’effervescence contemporaine.

Elisabeth Ballet
Fabrique I, 1999. Bois peint. 172 x 351 x 84,5 cm.
Codifie, 1992. MDF. 11 x 50 x 20 cm.

Jean-Louis Garnell
Mutation 2, 2000. C-print encadré contrecollé. 100 x 120 cm.
Mutation 6, 2000. C-print encadré contrecollé. 100 x 120 cm.

Katharina Grosse

Sans titre, 1999. Acrylique sur aluminium. 62 x 41,6 cm.
Sans titre, 2001. Peinture sur aluminium. 188 x 125 cm.

Guillaume Millet
6 dessins, 2001. Carbone, crayons de couleur sur papier. 21 x 29,7 cm.
3 dessins, 2001. Carbone, mine de plomb sur papier. 24 x 32 cm.

Smith & Stewart
Dead Red, 1994. Vidéo.

Mitja Tusek
Indéfini, 2001. Acrylique sur toile. 240 x 180 cm.
Peinture ratée 2 (recouverte), 1995. Huile sur toile. 80 x 60 cm.

Emmanuelle Villard
N° 66.4, Sans titre, 2001. Acrylique sur toile. 30 x 30 cm.
N° 66.12, Sans titre, 2001. Acrylique sur toile. 30 x 30 cm.
N° 106.104, Sans titre, 2001. Acrylique sur toile. 12 x 16 cm.
N° 66.40, Sans titre, 2001. Acrylique sur toile. 60 x 60 cm.

Marthe Wéry
Sans titre, 1998, Acrylique sur toile, bord MDF, Triptyque (3x) 209 x 98 cm.
Sans titre, 2001. Acrylique sur alucobon. 150 x 130 cm.

Rémy Zaugg
N.B. 89 (2), Ich/Das Bild/Ich/Fühle, 1999-2002. Aluminium, peinture au pistolet, lettres sérigraphiées, vernis. 109 x 97,6 x 3 cm.
N.P. 74c (1), The More/I Think/The More/I Dream, 2001-2002. Aluminium, peinture au pistolet, lettres sérigraphiées, vernis. 119 x 106,8 x 3,3 cm.

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