INTERVIEWS

Paul Pouvreau (Semaine)

En résidence au Parc Saint-Léger de Pougues-les-Eaux, Paul Pouvreau expérimente le paysage et en revisite les codes par l’utilisation de matériaux rudimentaires. Il a conçu une architecture en carton pour la livrer aux intempéries et en enregistrer les transformations et la disparition

Interview
Par Danièle Yvergniaux
Parue dans Semainen°1 du 19 mars 2004

Danièle Yvergniaux. Tu es actuellement en résidence ici, au Parc Saint-Léger. Comment as-tu abordé cette résidence ? Comment l’intègres-tu à ton processus de travail?
Paul Pouvreau. D’abord en considérant l’espace dans lequel avait lieu la résidence. Le parc, paysage construit et artificiel, est totalement présent et visible comme si l’on avait eu l’idée de construire ici une image, mais en trois dimensions. Cette attention pour le paysage était déjà portée par des travaux antérieurs, sous forme de photographies ou d’installations. Je pense notamment à une photographie qui porte justement pour titre Paysage. Elle en reprend les codes traditionnels, c’est-à-dire le format horizontal, la répartition harmonieuse entre la terre et le ciel qui marque l’horizon, etc.
Mais ces codes sont totalement revisités par l’utilisation de matériaux rudimentaires : un carton sur lequel figure de manière très stylisée un paysage, un tapis d’herbe synthétique, un fond bleu. S’appuyant sur ces codes, arrangés quelque peu, le résultat image dérange la vision idéelle et traditionnelle du paysage. L’image proposée par cette photographie est plausible mais un peu ridicule.
J’ai voulu également aborder la résidence comme un moment propice à l’expérimentation. Depuis cette photographie, qui date de 1997, le travail a évolué et développe depuis trois ans une dimension en volume, des constructions en carton. Ce sont parfois des architectures autonomes. Elles jouent essentiellement sur l’espace de l’exposition, et elles incluent dans certains cas des photographies. La particularité du site, ici à Pougues-les-Eaux, associée à cette notion d’expérimentation, m’a amené à créer une situation particulière et nouvelle vis-à-vis du paysage. J’ai décidé d’implanter dans le parc une architecture en carton et de la livrer aux intempéries en enregistrant sa disparition, ou en tout cas sa transformation et la transformation qu’elle allait également opérer sur le paysage ordonné du parc.
Il y a une confrontation de points de vue qui s’articule à la fois sur de l’artifice et sur du concret : l’artifice, c’est l’architecture qui ressemble à une cabane de chantier ou une cabane de jardin ; implanté dans le parc, il est lui-même conçu comme une construction. Et puis le concret avec sa part d’incertain : la transformation de cette architecture par les intempéries, chose que je ne maîtrise pas. J’avais aussi envie d’apporter une forme moins grandiloquente, une petite architecture de jardin dans un espace plus spectaculaire ; poser dans le même temps et le même lieu deux territoires, deux espaces, deux situations en vis-à-vis.

On retrouve ici le côté un peu ironique de ton travail : la cabane en carton posée à côté du centre d’art, qui est un bâtiment massif et imposant…
Je ne sais pas si c’est ironique, en tout cas il y a une dimension humoristique. Elle advient dans l’écart qui existe entre l’élaboration assez précise de la construction et l’aspect totalement imprévisible de ce que l’image va enregistrer. C’est cet écart-là qui crée un espace humoristique.

Frédéric Valabrègue, dans le texte qu’il a écrit dans ton catalogue (1) , qualifie ton travail de « exact, rigoureux, infime et catastrophique ». Le projet que tu es en train de réaliser est tout à fait dans ce registre. D’ailleurs, le titre de son texte, c’est Comédie.
Oui, une comédie mais une comédie humaine, qui, par ses actions et ses représentations, tente de maîtriser ce qui ne l’est pas. La photographie procède techniquement de cette volonté de maîtrise du réel par le visible, mais c’est aussi la boîte où s’engouffre tout l’inconscient visuel de l’individu et du collectif, comme le remarquait Walter Benjamin. Je crois que, à partir du moment où je me suis intéressé à la photographie, ce sont ces éléments-là qui m’ont interrogé.

Dans tes photographies, tu prends appui sur des éléments que tu repères, que tu sélectionnes dans la réalité. Je pense aux cartons choisis pour les logos qui les ornent, des paysages ultra stylisés. C’est souvent le point de départ de la construction de tes images. Ces objets que tu prélèves dans la réalité sont des paradoxes en soi, et ont un potentiel fictionnel.
Ce qui m’a frappé quand j’ai commencé à collecter ces cartons, c’est qu’ils étaient tout simplement dans la rue. Je les ai vus comme des résidus d’images au contact du réel, un réel modifié par ces images et dialoguant avec elles, par des jeux de surfaces. La photographie en enregistrant ce trouble cherchait à réduire le clivage entre réel et fiction.

Tu as choisi ces cartons, tu n’as pas choisi des affiches publicitaires, qui sont vraiment des images, au sens où on l’entend habituellement. Là, c’est le degré zéro de l’image. Et de la même façon, quand tu photographies des architectures, c’est aussi des degrés zéro de l’architecture. Il y a des portes, des extérieurs de bâtiments, mais ils sont d’une banalité absolue. C’est un principe chez toi…
Plus qu’un principe, c’est un point de vue sur la forme artistique… Une chose qui m’agace beaucoup, quand on parle d’art, c’est que l’on en vient toujours à considérer celui-ci comme l’ultime valeur de l’humanité. En fait, mon travail se construit un peu en porte-à-faux, par rapport à cela. Je n’ai pas envie de mettre une aura supplémentaire ou surestimée à l’objet artistique.
Par exemple, je me souviens d’une anecdote marquante. J’étais à Berlin pour une exposition, et un jour, j’ai assisté à quelque chose d’étonnant qui m’a profondément marqué. Ce n’était pas du tout spectaculaire. J’attendais le métro et je vois quelqu’un s’avancer en train de balayer le quai. Celui-ci s’étendait sur une très longue distance en décrivant un arrondi, et cet homme a parcouru tout le quai en traçant une ligne de poussière fine et régulière, absolument parfaite. Il avait sans aucun doute une connaissance complète de l’espace, comme de son outil, un simple balai. Il a réussi à tracer cette ligne comme un très beau dessin sur le sol. Et je me suis dit que c’était une performance extraordinaire!! C’était superbe.

D’après ce que tu dis, tu recherches aussi une forme de beauté.
Oui, Je pars de matériaux très sommaires, dans le but d’opérer une transformation.

Il y a une forme d’optimisme chez toi : avec des choses ou des actes très simples, banals, il peut se passer quelque chose. Dans ce même ordre d’idée, je pense à une photo que tu viens de réaliser ici… Tu as d’abord apporté ces deux documents tirés d’un catalogue de La Redoute: deux femmes en blouse à fleurs, deux mannequins qui portent des blouses plutôt destinées aux grand-mères de la campagne. Ces deux images sont en elles-mêmes des paradoxes. Ont-elles le même statut que les cartons?
Cet optimisme tient en effet à la part de beauté qui potentiellement réside en toute chose, même la plus rudimentaire, la plus banale ou la plus déconsidérée. Il est aussi présent pour contrecarrer la part sombre du travail, son aspect plus pessimiste. J’aurais tendance à dire que le travail se résout souvent par la traduction de formes ou d’attitudes tragi-comiques.
Quant aux documents prélevés dans le catalogue de La Redoute, ils m’ont permis d’élaborer une photographie qui traite également du paysage mais comme d’un motif, allusion répété dans l’histoire de la représentation, au corps de la femme. Il en résulte une image un peu tendre et violente, désuète et étrange, qui fait appel à l’enfance, à ces cartes florales que l’on a pu envoyer pour la fête des mères. C’est aussi « la femme cachée dans la forêt », celle que je ne vois pas, et le désir sexuel qui s’y attache. J’ai réalisé deux propositions de cette image. L’une avec Elsa, qui était stagiaire au centre d’art cet été, à qui j’ai demandé de poser. Finalement, l’image ne m’a pas paru satisfaisante et j’ai gardé celle où je pose moi-même. Peut-être parce que cette relation entretenue entre le paysage et le corps de la femme n’est qu’une projection masculine, et que pour cette image, il était plus juste d’y faire figurer un homme.

Les personnages dans tes photographies ont une certaine neutralité. On ne peut absolument rien supposer sur ce personnage que tu joues toi-même, à part qu’il a des postures un peu invraisemblables.
Oui, il n’y a pas de représentation du visage, je m’arrange pour que le visage ne soit pas identifiable, parce que justement, je n’ai pas envie d’en faire des autoportraits, au sens classique du terme. S’il y a une notion d’autoportrait, c’est dans l’ensemble de la construction de l’image. Tous les éléments font signes pour éventuellement définir la teneur du personnage, sa fragilité, son intention, mais aussi cet inconscient de l’image qui le figure.

La photographie que tu as faite avec Damien, lui aussi stagiaire au centre d’art, n’est pas issue d’un élément que tu avais déjà, comme ces images découpées dans les catalogues.
Non, en effet. Mais c’est tout de même le parc et l’image qu’il véhicule comme espace grandiloquent et sublime qui a suscité cette photographie avec Damien. Il me semblait que cette situation privilégiée de silence, de contemplation ne correspondait pas aux relations que nous entretenons au quotidien avec l’espace. Il est souvent plus bruyant, plus violent, sujet à convoitise ; pas seulement d’un point de vue sonore mais aussi dans sa forme. À partir de ce sentiment-là, j’ai effectué un repérage dans le parc et je suis arrivé sur ce terrain de tennis, un peu délabré, un peu à l’écart du parc. Et ce lieu a attiré mon attention et ma curiosité, parce qu’il constituait un contrepoint à cette atmosphère quelque peu idyllique.

C’était aussi davantage dans ton registre.
Oui, en effet, j’aime bien les espaces délaissés, ceux qui ne sont pas entretenus, parce qu’ils laissent entrevoir, par les objets ou les traces qui s’y sont déposés, les marques d’histoires ou d’actions passées. D’une certaine façon ils constituent des scènes multiples, dont les scénarios sont à déchiffrer ou à activer. Finalement pour cette photo, j’ai fait poser Damien en lui demandant d’effectuer un geste. Il jette un sac de vêtements au-dessus du grillage. Le geste enregistré par la photo se perçoit comme gracieux et violent à la fois. Tout le plan de l’image est barré par la trame du grillage. On se demande si le personnage s’est échappé ou s’il est prisonnier, prisonnier de lui-même peut-être, ou de l’image, on ne sait pas trop. Et à l’arrière-plan de l’image figure le parc, mais il semble moins paisible qu’il n’est censé l’être.

En fait, le lieu de résidence, Pougues-les-Eaux, est en contradiction avec ce que tu cherches en général pour ton travail. Le cadre est bucolique et champêtre alors que tes photographies montrent en général des lieux beaucoup plus communs, ordinaires, voire sordides, où tout pittoresque est exclu…
Je ne cherche pas systématiquement des endroits sordides ou terrifiants, mais en effet, des lieux plus familiers, plus communs. Ces lieux que je repère m’intriguent pour la capacité qu’ils ont à porter une contradiction ou une ambivalence quant à l’ambiance qu’ils dégagent. Ils peuvent être beaux et terrifiants à la fois, comporter une certaine drôlerie et être tragiques, prendre l’apparence de décors et pourtant être bien ancrés dans notre réalité. Il y a une certaine fragilité quant à l’identification des lieux ou des actions qui s’y passent. Le mouvement du travail se construit sur ce point de tension, sur cet équilibre précaire.

Tu refuses que ces volumes soient assimilés à de la sculpture. Tu ne parles que d’architecture.
Oui. Ces architectures sont sommaires, au même titre que les matériaux que j’utilise dans le travail. Comme tu le faisais remarquer au sujet des images sur les cartons, c’est ici le degré zéro de l’architecture, une architecture minimale, dont les dimensions sont de proportions humaines. D’ailleurs lorsque nous étions en train de construire cette architecture, Vincent et moi, quelques personnes sont venues nous voir, un peu intriguées par ce qui se passait. L’une d’elles m’a demandé si je construisais une maison ; je lui ai répondu qu’il s’agissait plutôt d’une cabane de jardin, et la personne me répond aussitôt : « Ah! J’aimerais bien avoir la même chez moi. » On voit bien par conséquent que cette architecture familière n’est pas appréhendée ni perçue comme une sculpture. Et il m’importe, dans les volumes que je réalise, de garder cette proximité avec l’habitacle, comme la forme d’une intimité première et commune.

Quand tu installes une architecture dans le cadre d’une exposition, tu obstrues l’espace, tu conditionnes le regard, tu orientes la lecture des photographies qui sont présentées dans le lieu, et tu orientes la perception que l’on a de l’espace. Ce n’est ni une sculpture, ni une vraie architecture, puisque l’on ne peut pas pénétrer à l’intérieur. Ce n’est pas non plus une installation. C’est aussi un signe de maison, d’habitation. Tu casses non seulement l’architecture du cube blanc de l’espace d’exposition, mais aussi ce qu’il représente : le musée, l’espace sacralisé.
Quand on rentre dans un espace d’exposition pour voir de l’art, j’ai toujours le sentiment qu’on laisse ses valises à l’entrée. On se trouve brusquement plongé dans un espace lisse et abstrait. Lorsque je construis des architectures en carton dans l’espace d’exposition où je présente mon travail, c’est en partie pour bousculer cette sacralité du cube blanc. J’essaie également, avec ces volumes un peu raides et rudes par rapport à la neutralité lisse de la galerie ou du centre d’art, de réintroduire la réalité d’un espace qui est plus familier et plus commun dans notre quotidien. C’est l’espace de la ville, des hangars, du garage, de la maison. Aussi, en déplaçant les codes spatiaux de l’exposition, je rends l’espace plus physique, plus tangible. Il se crée une sorte de tension, d’inconfort même, car parfois ces volumes masquent les photographies. C’est une façon de dire et de faire éprouver par le spectateur que le regard n’est jamais global, qu’il est toujours parcellaire.

Pour terminer sur le film, que va devenir l’architecture que tu as placée à côté du centre d’art?
Il y a deux choses dans le projet de cette architecture, qui en réalité est là pour disparaître. Il y a un film et une photographie. Pour le film, la caméra est fixe et cadre en plan serré une des faces de l’architecture. Elle est là, comme un plan fixe, pour enregistrer la transformation des cartons par les intempéries. C’est une sorte de long temps de pose qui enregistrerait un mouvement. Par ce cadrage étroit de la caméra, le contexte du parc n’est presque pas visible. C’est la raison pour laquelle j’ai prévu, lorsque tout le volume sera répandu au sol, de faire une photographie afin de replacer l’état du volume dans le contexte paysager du parc, afin d’y créer un contraste pour en perturber quelque peu la beauté silencieuse et ordonnée. J’envisage en fait une photographie assez simple et classique, un paysage en somme, mais qui serait comme une image en contrepoint des paysages des cartes postales.
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours été intéressé dans mon travail par des espaces d’oppositions, des formes contradictoires. Que ce volume révèle une certaine beauté par l’enregistrement de son effondrement et que parallèlement ce même volume étalé au sol vienne atténuer la beauté arrêtée du parc, cela m’amuse et m’intrigue. En tout cas, cela me paraît plus juste. Un peu comme si une forme, une idée ne pouvait exister sans son contraire, et qu’à l’égard des images, il faut être attentif également à leur envers.

Notes
Frédéric Valabregue, « Comédie », in Paul Pouvreau, cat. exp., Ecole municipale d’arts plastiques de Châtellerault, Ecoles Nationales d’art Décoratif de Limoges-Aubusson, le 19, centre régional d’art contemporain, Montbéliard, 1998.

(Interview parue dans l’hebdomadaire Semaine n°1 du 19 mars 2004, et publiée avec l’aimable autorisation de la rédaction et de l’artiste. Semaine est disponible dans les librairires spécialisées ou par commande sur le site des Éditions Analogues)

AUTRES EVENEMENTS INTERVIEWS