PHOTO | INTERVIEW

Patrick Tosani

PElisa Fedeli
@06 Mai 2011

Le travail de Patrick Tosani fait actuellement l’objet d’un premier bilan, au travers d’une exposition-rétrospective à la Maison Européenne de la Photographie et d’une monographie. L’occasion pour nous de rencontrer ce photographe hors pair qui, depuis trente ans, s’attache à conceptualiser les moyens spécifiques à son médium, sans renoncer pour autant à l’énigme et à la poésie.

Elisa Fedeli. Dans quel contexte avez-vous découvert et étudié la photographie? Pourquoi avoir fait de ce médium votre support d’expression privilégié?
Patrick Tosani. Dès l’adolescence, j’ai expérimenté la photographie en amateur plus ou moins averti. A partir de 1973, j’ai opté pour des études d’architecture. A cette époque, il n’était pas possible d’étudier la photographie en écoles d’art, celles-ci étant entièrement dévolues aux pratiques traditionnelles que sont la peinture, la sculpture et le dessin.
Dans le contexte de ces études d’architecture, c’est le rapport à l’image qui m’intéressait avec des questionnements liés à l’espace et à l’échelle. Je développais en parallèle mes propres recherches photographiques, jusqu’à ce qu’elles soient assez abouties pour que je m’y consacre entièrement.
On a toujours réduit la photographie à des standards, directement liés à sa fonction dans le domaine du livre, de l’archivage et du reportage. Mais, pour moi, elle est un champ totalement libre et absolument légitime.
Très tôt, je me suis éloigné des questionnements véhiculés par la photographie de l’époque, qui tournaient principalement autour des notions de document et de fiction. Ce qui m’intéressait davantage était de réfléchir d’un point de vue analytique sur le médium lui-même, dans son interaction avec le réel.

Tout au long de votre parcours, quels sont les artistes qui vous ont influencé et nourri durablement?
Patrick Tosani. Le Quattrocento italien, Kasimir Malevitch, Brancusi, Barnett Newman, Robert Ryman, Robert Smithson, Carl Andre, Gordon Matta-Clark, Klaus Rinke, Giuseppe Penone, Jan Dibbets…

L’essentiel de votre travail se passe dans l’atelier, où vous élaborez des constructions statiques à partir d’objets. Comment en êtes-vous arrivé à privilégier ce type de sujet?
Patrick Tosani. L’idée de l’objet m’est venue très progressivement, après un long travail d’expérimentation sur la réalité extérieure. La ville et le paysage ont été mes premiers terrains de recherche sur le phénomène photographique. La question de l’enregistrement y était déjà présente.
Plus tard, je me suis concentré sur un travail d’atelier et mon intérêt s’est resserré sur le champ de l’objet en tant que tel. Celui-ci m’a conduit à des réflexions autour de l’idée d’amplification de l’image, devenant signifiant d’une interrogation sur le monde à différents niveaux.
J’estime que l’image photographique doit restituer dans son espace de monstration tout ce qui se concentre dans l’appareil. Cela explique mon attention pour la question du format. La photographie étant un effet de captation et de concentration du réel, elle doit être abordée avec une liberté et une curiosité d’investigation.

Vous considérez que «La photographie est un médium très réducteur et très pauvre». En quoi cette pauvreté du médium vous intéresse-t-elle?
Patrick Tosani. Je suis fasciné par la relation de la photographie au réel. L’enregistrement photographique est d’une certaine façon un mimétisme du réel, en ce sens qu’il en donne un rendu très fidèle. En même temps, il opère un aplatissement bi-dimensionnel du réel. C’est un médium pauvre, si on le compare à la peinture ou à la sculpture: les textures, les odeurs et l’épaisseur en sont abolies. C’est pourquoi l’espace photographique doit complètement être réinventé et reconstruit.
La sécheresse de la photographie m’intéresse car elle m’invite à la construction d’une nouvelle appréhension. D’où l’importance que j’attache au tirage, au format et à l’accrochage.

Quels appareils photographiques utilisez-vous?
Patrick Tosani. J’utilise des moyens formats, qui répondent pour moi à deux exigences: la précision et la mobilité. Contrairement à ce que l’aspect posé de mes constructions laisse croire, je me permets une certaine mobilité et une certaine rapidité. C’est évident dans les images qui font appel à des liquides et à la peinture.
La prise de vue n’est pas un simple moment d’exécution. Elle demande une extrême réflexion. Je ne suis pas dans un schéma de réalisation où les choses seraient absolument décidées à l’avance. L’essentiel de mon travail d’atelier consiste en des réglages techniques mais surtout de la pensée. Je fais de nombreuses expérimentations, jusqu’à ce qu’une série se profile et finisse par s’installer.

Au moment de la prise de vue, y a-t-il une place dans votre travail pour le hasard?
Patrick Tosani. Oui, de temps en temps. La forme du masque, qui donne son titre à la série des pantalons rigidifiés, n’était pas préméditée. Elle s’est révélée sous un certain angle de vue.

Comment envisagez-vous la place du spectateur au moment de créer vos images?
Patrick Tosani. La place du spectateur est centrale. Une image se prend et, en même temps, nous prend.
Le premier regardeur, c’est moi. Je me confronte physiquement à tous les tirages, afin d’établir la justesse de leurs dimensions. J’ai l’attente et le souhait que le spectateur rentre lui aussi dans ce jeu.

La photographie monumentale Moitié 1 représente une moitié de chaussure. L’image est morcelée en plusieurs panneaux. Avec cette configuration spatiale, que souhaitez-vous expérimenter?
Patrick Tosani. La chaussure est coupée en deux dans le sens de la longueur pour faire écho à l’idée de coupe photographique dans une sorte de littéralité. L’effet de coupe dévoile les couches successives de la chaussure, du cuir au tissu. Comme dans la série des Talons, c’est une sorte de relevé stratigraphique.
L’effet de coupe fait remonter l’image à la surface de manière inattendue. Il s’oppose à un effet de fragmentation visuelle qu’induit le morcellement de l’image en quatre parties. De plus, le retournement de l’image sur la tranche du châssis induit une suggestion d’épaisseur.
Mais ce qui fait le plus sens dans cette image, c’est le côté géologique de la chaussure. Pour moi, cet objet fait partie de la famille des habits, au même titre que les pantalons et les chemises encollés. L’intérieur du vêtement renvoit par métaphore à l’intériorité du corps, qui est une notion essentielle dans mon travail.

Plusieurs de vos photographies récentes font appel au dispositif de la projection. Des images en deux dimensions sont ainsi projetées sur des volumes en trois dimensions, engendrant des situations visuelles absolument complexes!
Patrick Tosani. Je voulais déployer une image dans l’espace en la projetant, au moyen de lumière, sur un plan et un plan latéral, parfois aussi sur un arrière-plan. A la base, il y a cette idée très concrète de recouvrir un objet par une image, qui peut être un portrait, un fragment de corps ou une représentation urbaine.
Pour moi, la photographie doit redonner un argument de réel. Comment l’image acquiert-elle une épaisseur? Quel est son positionnement et son impact? Les mêmes questionnements sont en jeu dans mes séries récentes sur la peinture. La factualité de la peinture en train de couler créé du réel. Le procédé du recouvrement de la maquette par la peinture est un geste assez brutal. Au même titre qu’une vague, il engendre une transformation assez radicale des choses, voire leur disparition. L’objet peint ne m’intéresse absolument pas; il est juste un intermédiaire pour poser cette question-là.

Pour terminer, quels sont vos projets en cours de réalisation?
Patrick Tosani. Depuis une dizaine d’années, je poursuis le projet atypique d’une tapisserie réalisée par la Manufacture des Gobelins à Beauvais. Il est en cours de finalisation et sera exposé en octobre prochain dans une exposition collective à la Manufacture.
Penser une tapisserie sur la base d’une image photographique m’a intéréssé. J’ai réalisé une tautologie à partir du matériau originel: le tissu. C’est intéressant d’un point de vue historique, avec la référence au drapé, et cela rejoint mon questionnement sur l’image photographique dans sa relation mimétique au réel.
L’un des enjeux du monde contemporain est l’emprise que l’image prend sur le réel. Prise au sens large des médias, d’internet et de la communication, celle-ci recouvre tout.
Les architectes eux aussi incluent cette question dans leurs travaux, ayant bien saisi cet effet de monumentalisation qui advient par l’image photographique à l’échelle de la ville. Derrière cette implication de plus en plus incroyable, se joue la substitution de l’image au réel. C’est pour moi une question troublante, pour ne pas dire inquiétante…

Lire:
— Gilles A. Tiberghien et Michel Poivert, Patrick Tosani: Les corps photographiques, éditions Flammarion et CNAP, Paris, 2011.

Voir les Å“uvres de Patrick Tosani:
— Exposition «Œuvres 1980-2011», Maison Européenne de la Photographie, jusqu’au 19 juin 2011
— Exposition «Assemblages», Centre photographique d’Ile-de-France, jusqu’au 19 juin 2011
— Exposition «Architecture et peinture» à la galerie In Situ-Fabienne Leclerc, jusqu’au 4 juin 2011

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