Christophe Salet. Cette exposition fait suite à celle qui vous a été consacrée l’année dernière à Sao Paulo. Or ici, l’intention est plus didactique puisqu’il s’agit de mettre en évidence la méthodologie de votre agence…
Patrick Jouin. L’exposition à Sao Paulo s’inscrivait dans un cadre protocolaire, l’année de la France au Brésil. L’idée était de plonger le visiteur dans Paris en montrant une certaine image du raffinement français. Ici, le propos est effectivement plus didactique. Evidemment, on va montrer des produits finis, mais je trouvais aussi intéressant d’expliquer le processus de conception. Le résultat n’est là que parce qu’il y a eu ce processus, qui implique l’agence mais aussi le commanditaire, et puis les techniciens, la fabrication. Et ce qui est intéressant en fin de compte, ce sont ces rencontres, ces problèmes qu’on résout à plusieurs. Ca se passe beaucoup en discutant, en n’y arrivant pas, en prenant le temps… Avec cette exposition, on a voulu ouvrir, déplier ce métier de designer pour le démystifier un peu. Je crois que c’est aussi ça le message.
L’exposition «Dessiner le design», organisée par les Arts décoratifs il y a quelques mois, était aussi basée sur cette idée de rentrer dans les coulisses du métier de designer. Qu’est-ce que cela traduit selon vous ?
Patrick Jouin. En revenant à l’origine du dessin, on peut montrer la pureté et la beauté de l’intention. Et pour moi justement, le métier de designer, c’est d’essayer de garder ce qu’il y a dans l’intention d’origine, de se battre pour conserver dans le projet cette fragile intention, l’expliquer, la donner à d’autres pour qu’ils la portent jusqu’au bout.
On en revient au travail d’équipe…
Patrick Jouin. Oui, montrer le « making of » d’un projet permet de parler des autres acteurs du métier. En tant que designer, on est souvent mis en valeur, mais on fait vraiment partie d’une chaîne et je sais qu’on est à égalité avec les autres maillons de cette chaîne. Vous pouvez dessiner la plus belle chaise du monde, si vous n’avez pas le bon tapissier, ça ne marchera pas. C’est lui qui va savoir transcrire exactement ce que vous avez cru imaginer. Pour l’exposition au Centre Pompidou, Alain Fleischer est allé à Murano filmer les souffleurs de verre, ou à Louvain, chez MGX, qui fait des pièces en stéréolithographie. Deux techniques fascinantes, l’une qui existe depuis des milliers d’années et l’autre qui a à peine 20 ans. Les images permettent de voir la beauté et le potentiel de chacune, et peut-être aussi de mieux comprendre ces objets… On a également filmé des usages. Dans les musées, l’objet est sacralisé, et je pense que cela crée une frustration. Il me semblait donc important d’évoquer l’usage, d’en parler.
C’est vous qui avez conçu la scénographie?
Patrick Jouin. Oui, comme on voulait montrer notre processus, ça nous a semblé assez naturel. Avec les designers de l’agence, on s’est demandé comment on allait exposer notre métier. On est parti de nos étagères, sur lesquelles on stocke toutes sortes de documents, de prototypes, qui témoignent des différentes étapes d’un projet… On a donc imaginé un parcours où ces étagères serviraient à retracer la genèse de chaque objet, au travers d’échantillons de matières, de documents, de maquettes, de croquis…
Pourquoi ne pas avoir montré votre travail dans le domaine de l’architecture d’intérieur?
Patrick Jouin. C’est un choix du Centre Pompidou. En même temps, le design industriel est quand même mon premier métier, donc je trouve ça bien de le remettre en perspective. C’était une belle chance… Et puis tous les projets d’architecture sont dans le catalogue de l’exposition.
Quel lien faites-vous entre votre travail dans le domaine de l’architecture d’intérieur et dans celui du design industriel?
Patrick Jouin. Pour moi, il n’y a aucune différence. Dans la maison que nous venons d’achever à Kuala Lumpur, il y a beaucoup de choses dans la manière de dessiner qui sont liées à un travail autour de l’usage, l’usage d’un espace. Donc on est dans les mêmes problématiques que quand on fait le Tarti’Nutella par exemple : on décortique un usage. C’est de là d’où viennent toutes les idées, l’usage et le contexte.
Est-ce que l’un nourrit l’autre? Est-ce qu’en faisant un projet d’architecture d’intérieur, vous abordez des problématiques que vous appliquez ensuite à un objet isolé?
Patrick Jouin. En fait, à chaque fois, ça tourne autour de l’être humain, de la connaissance des hommes et des femmes : ce qu’ils aiment, ce qu’ils n’aiment pas, ce qui leur fait peur… C’est très bateau de dire ça, mais c’est vrai. Plus on avance, mieux on les connaît et plus on est juste dans nos réponses. En architecture, ça va être une expérience autour d’un repas. Dans un restaurant, c’est un moment qui va être relativement court, donc on est dans le théâtre. Dans une maison, c’est différent parce qu’on va y vivre tous les jours, donc on va plutôt être dans une dosage homéopathique… Il va falloir faire attention à ne pas délivrer tous les messages en une seule seconde. Il y a toujours une délicatesse… C’est d’ailleurs pour ça qu’on m’a associé à « un style épuré et discret ». Mais regardez la chaise Solid, elle n’est pas du tout discrète et épurée ! La maison de Kuala Lumpur, elle non plus n’est pas du tout discrète !
Mais quand on regarde la chaise Facto ou les premiers objets que vous avez faits pour Cassina, il y a quand même une certaine discrétion…
Patrick Jouin. C’est vrai, mais on est tout le temps en train d’évoluer. Quand j’ai commencé, je n’avais pas envie de faire la révolution, ce n’était pas mon caractère. Aujourd’hui, je me donne des libertés que je n’osais pas prendre au début, j’ai une plus grande confiance en moi… Et puis, il y a beaucoup de projets qui ont été des surprises. Je n’ai jamais pensé que quelqu’un me commanderait cette maison par exemple. Quand on l’a dessiné, avec Sanjit Manku, on ne connaissait même pas la famille, donc on ne savait pas quelle serait leur réaction. Mais on a pris le risque que ça ne soit pas accepté… et c’est la seule raison pour laquelle ça s’est fait.
Je voudrais revenir sur quelques-uns de vos projets. Le service Wave notamment, qui était, je crois, votre première collaboration avec Alain Ducasse…
Patrick Jouin. C’est exact. C’était une bonne manière de rencontrer le chef Alain Ducasse autour d’un objet symbolique, un service de table fabriqué par les Faïenceries de Gien. J’étais encore chez Starck quand je l’ai dessiné, mais le temps qu’il existe véritablement, il s’était passé une bonne année… C’est un métier où il faut être patient. Dans le cas des couverts pour Puiforcat, il s’est passé plus de trois ans entre le moment où l’on a commencé à dessiner et le moment où ils sont sortis sur le marché, il y a deux semaines. C’est le même temps qu’il a fallu pour faire la maison… L’architecture, c’est immédiat, le design ce n’est pas du tout immédiat. En temps cumulé, on n’aura pas mis trois ans pour faire les couverts, mais le projet s’est étalé sur trois ans. C’est d’ailleurs devenu pour moi un gage de qualité. L’autre jour, pour rire, j’ai parlé de Slow Design… c’est une formule à la mode mais je m’aperçois qu’on est meilleur quand on prend le temps. Et je crois que tout le monde y gagne.
La série de chaises Solid semble aussi marquer un moment important dans votre travail. C’est un projet très expressif, assez en rupture par rapport à ce que vous aviez fait jusqu’alors…
Patrick Jouin. C’est la première fois qu’on utilisait la stéréolithographie, une technologie très excitante mais dont on ne pas pas pouvoir se servir pour n’importe quel projet. Le service Wave ou la chaise Facto sont liées au processus de fabrication, aux contraintes de démoulage. On utilise un registre de notes qui est moins large. Avec ces technologies-là , on est moins dans le design industriel, dans le commerce, ce qui est aussi une différence fondamentale. Des chaises comme Facto et Thalya sont faites pour être vendues en grande quantité, elles nécessitent des outillages qui sont très coûteux. Pour le commanditaire, il y a la peur de faire un objet trop fort, que personne n’achètera. Donc on standardise et on étale le risque esthétique. Alors que là , qu’on en fasse une ou 1000, c’est le même prix. Donc on est beaucoup plus libre, techniquement, esthétiquement et personnellement.
La série n’a pas été éditée?
Patrick Jouin. Non, je l’ai réalisée à compte d’auteur, en une dizaine d’exemplaires. C’était de la recherche, donc un projet qui existe plus dans la mémoire que dans la vraie vie. Je comprends bien que ce n’est pas évident de saisir la relation qu’il y a entre ce travail et Wave ou les sanisettes de la Ville de Paris, comment on passe d’un prototype comme celui-là à l’architecture ou à l’industrie… On est tout le temps dans des changements d’échelle, des changements de quantité…
Un mot justement sur les sanisettes…
Patrick Jouin. De tous les projets qu’on a faits, c’est celui dont je suis le plus fier. C’était un travail avec une grosse équipe : l’équipe de chez Decaux, la Ville de Paris, les associations d’handicapés, les parcs et jardins, les responsables de la chaussée… On s’y est tous mis ensemble et à la fin, l’objet est dans la rue, il fonctionne, on a une augmentation de l’utilisation… Donc on se dit que tout le travail qu’on a fait avant, sur l’architecture, sur les normes d’accessibilité en matière de handicap, tout ça a servi à quelque chose. C’est grâce à cette expérience qu’on a été capable de gérer une machine pareille. Si je reviens 20 ans en arrière, quand j’ai décidé de faire ce métier, c’est ce que je rêvais de dessiner, des objets comme ça, des équipements collectifs. On a réussi à en faire un et ça, je ne l’aurais jamais imaginé.
Dans l’exposition, on pourra découvrir deux objets inédits…
Patrick Jouin. Oui, il y a une lampe qu’on a développée avec MGX, qui est un projet de recherche sur le principe du tabouret One Shot. C’est un travail autour de cette idée de mécanique, avec un système qui va libérer plus ou moins d’énergie lumineuse. Et puis il y a le seau à champagne pour Mumm : on a travaillé autour du ruban rouge, symbole la marque, qui passe autour du seau et qui devient la poignée. C’est le genre de jeu que j’aime bien autour d’une astuce esthétique, sémantique…
C’est une constance dans votre travail…
Patrick Jouin. C’est vrai que c’est l’un de mes grands thèmes, essayer de trouver une astuce, créer une surprise, un sourire ou un émerveillement quand on découvre l’objet… C’est ce qui le justifie. Le sourire contrebalance sa présence, les désagréments possibles de sa présence.
Y a-t-il selon vous d’autres traits récurrents dans votre travail?
Patrick Jouin. Je vois bien les choses qui sont des obsessions: une volonté de fluidifier les contraintes, de les mouler dans l’objet… et aussi l’usage. Enfin, cet espèce de mélange entre la technique, l’usage et l’esthétique. Il y a aussi l’obsession de faire des projets qui marchent vraiment, qui ne soient pas simplement de beaux objets qui auraient mis de côté un aspect fondamental. Et puis beaucoup de recherches sur la ligne, la volupté, les proportions… Quand on regarde le seau à champagne Mumm ou les couverts Puiforcat, on est dans ce rapport assez sensuel à la matière et à l’usage. Donc il y a une sensation physique autour du toucher, le toucher est très important. Ceci dit, il n’y a pas dans mon travail une ligne ou une recette qui est toujours la même. Je ne pourrais pas faire deux restaurants identiques, je sais que je m’ennuierais. Et si je m’ennuie, je n’arrive pas à faire le travail… J’aurais l’impression de voler quelqu’un en fait, de ne pas lui donner toute l’attention qu’il mérite. Je dois lui faire plaisir par une idée nouvelle, je dois l’épater. On en revient à quelque chose de très personnel, qui est cette volonté de faire plaisir, d’étonner… Et on en revient aux relations humaines…
Agence Patrick Jouin
— Projets (chaise Thalya pour Kartell, couverts pour Puiforcat, Pastapot pour Alessi), 2009.
— Projets (Fauteuil Jules Verne, 2003)
— Projets (chaise Thalya pour Kartell, couverts pour Puiforcat, Pastapot pour Alessi), 2009.
— Scénographie de l’exposition, 2010.
— Projets (Tarti’ Nutella, Chaise Solid, seau à champagne Mumm), 2009.