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Patricia Dorfmann (galeriste)

Patricia Dorfmann conçoit son rôle de galeriste comme un acte engagé, l’art vivant doit être visible et montré à tous. Son rôle ne se limite pas seulement à vendre, elle se considère un peu comme une “artiste”, position qu’elle revendique et assume. Loin de toute stratégie et de tout marketing, depuis quinze ans, elle privilégie les rencontres et la confiance pour tisser des liens étroits et durables avec ses artistes.

Interview
Par Pierre-Évariste Douaire

Pierre-Évariste Douaire. Depuis combien d’années existe la galerie ?
Patricia Dorfmann. J’ai ouvert la galerie en 1990, rue de Charonne, près de Bastille. A l’époque j’avais beaucoup d’amis galeristes et artistes, je fréquentais beaucoup le milieu, c’était mon univers. Après la mort de mon ami Raymond Cordier, qui était galeriste, j’ai eu envie de montrer ses artistes. Nous avions envie de continuer cette aventure, de la prolonger en travaillant ensemble. J’avais envie de montrer des artistes dont je connaissais le travail mais qui n’étaient pas exposés. Je trouvais cette situation triste et je voulais y remédier. C’est très naturellement que les choses se sont faites ensuite, j’ai trouvé un ancien atelier d’ébenisterie et nous nous sommes installés là avec un ami qui a très vite arrêté.

A l’époque Bastille concentrait l’art contemporain, pourquoi ensuite décider d’aller dans le Marais, juste derrière le BHV ?
Ce sont des raisons d’ordre administratives qui m’ont poussées à venir rue de la Verrerie en 1994, et à occuper cette ancienne imprimerie.

Comment fonctionnez-vous pour choisir les artistes de la galerie ?
Souvent on associe la programmation de la galerie avec des jeunes artistes mais il n’y pas de volonté programmée de ma part. Je privilégie les rencontres avant tout. Actuellement nous exposons Raymond Hains, et pour moi, c’est aussi un jeune artiste. Il suffit de regarder la vidéo placée à l’entrée de la galerie pour comprendre la vitalité et la pertinence de son travail.

Comment rencontre-t-on des artistes ?
Lorsque Ora Ïto a exposé à la galerie, il est venu avec plusieurs artistes. Lors de cette manifestation Zevs a affiché un autoportrait. Je le trouvais très puissant, c’était un tirage noir et blanc ; mais à part cette œuvre, je ne connaissais rien de lui. J’ai rencontré Space Invader de la même manière. Ensuite je n’ai plus eu de nouvelles, je n’ai pas cherché à les revoir. Par la suite on m’a parlé d’eux, j’ai commencé à découvrir plus précisément ce qu’ils faisaient. Je suis devenue amie avec Zevs en le croisant quelques temps après dans la rue. Comme je connaissais mieux son travail je lui ai proposé une collaboration mais sans le brusquer, j’ai senti que c’étaient des artistes qu’il ne fallait pas étouffer. Ma démarche vers eux consistait à leur dire que la porte de la galerie était ouverte et que nous pouvions envisager de travailler ensemble.

Cette amitié est le ciment qui vous attache à vos artistes ?
Oui, avec Zevs, une vrai amitié est née ainsi qu’avec la majorité des artistes de la galerie, avec Yann Toma c’est pareil. Je peux aussi avoir un vrai coup de foudre pour un travail ou pour un artiste, mais généralement les choses se font progressivement.

Les artistes qui viennent déposer leurs Books n’ont pas de chance d’être pris ?
Cela s’est produit deux fois seulement, et je ne me suis pas trompée, cela a donné de belles rencontres, avec Chohreh Feyzdjou et Thierry Agnone par exemple. Ce genre de démarche existe, il n’y a pas un mode d’emploi précis et rigide pour entrer dans une galerie.

Je restais dans l’idée que comme, il y avait tellement de dossiers déposés chaque semaine, cette situation était ingérable pour la galerie.
Je n’ai pas d’a priori à ce sujet, par contre je regarde les Books uniquement par curiosité personnelle, je ne peux pas intégrer ces nouveaux artistes à la programmation de la galerie, mais je les garde en mémoire.

La galerie c’est un lieu d’exposition ou de création ?
La galerie c’est d’abord ma création et ça j’y tiens beaucoup, c’est un vrai engagement, cela peut paraître prétention mais je me considère un peu comme une « artiste ». J’assume cette position malgré les remarques. Au début, certains me l’ont même reproché en soulignant que je n’étais pas artiste et que je devais me limiter à la vente. Au delà de l’importance de l’argent, je considère la galerie comme un réel engagement politique, c’est important de pouvoir avoir des endroits où l’on puisse montrer les œuvres, rencontrer les artistes, discuter avec eux. N’importe qui peut entrer dans une galerie et rencontrer les artistes et c’est gratuit ! C’est vraiment extraordinaire et on ne le dit pas assez. Tous les matins en entrant ici je mesure la chance que j’ai de pouvoir vivre au quotidien avec les œuvres et les artistes. Par cette porte on accède directement aux œuvres, l’artiste donne une part de lui-même, il faut bien mesurer cette dimension qui est unique et exceptionnelle.

Que représente la galerie pour les artistes ?
C’est un lieu qui les accompagne. Les projets y mûrissent pendant très longtemps. Tout se passe doucement pour que les artistes puissent arriver à finaliser leurs projets.

On ne peut travailler avec les artistes qu’à long terme ?
Je suis confiante vis à vis de mes artistes, mais je ne me projette pas dans le futur. Il y a une telle confiance entre eux et moi que nous sommes engagés tacitement. Sans se le dire, nous savons que nous allons travailler ensemble pendant longtemps, notre collaboration s’élabore sur le long terme, c’est une évidence. C’est entre l’engagement moral et l’aventure artistique, nous sommes liés par une conviction commune. Nous parlons beaucoup avec les artistes, nous échangeons nos idées, nos points de vue, plusieurs mois avant la finalisation de l’exposition. Il y a un véritable échange.

Devez-vous dans cette discussion intervenir comme galeriste et poser des limites ?
Depuis quelques années les artistes sont très réalistes, très pragmatiques, ils connaissent les contraintes et les limites de la galerie. Quand j’ai commencé, au début des années 1990, ils étaient sur certains plans très exigeants, ils ne tenaient pas compte des problèmes financiers, du statut du galeriste. Beaucoup de choses ont changé depuis. Peut-être qu’avec les années, je suis devenue plus sûre, plus rassurante, j’ai beaucoup appris. Pouvoir protéger les artistes c’est primordial.

Comment est disposée la galerie ?
Le galeriste est à la fois commissaire d’exposition, agent, producteur, vendeur, attaché de presse. Ses domaines de compétence doivent-être visibles et se manifester scéniquement.

C’est pour cela que l’entrée est un endroit spécial.
L’entrée est consacrée à des projets spécifiques, elle inclut souvent des artistes invités ne faisant pas partie de la galerie. Ponctuellement je peux travailler avec des artistes que j’aime, cela me permet aussi de nouer des relations avec d’autres galeries. Cette participation s’inscrit dans une production exclusive pour la galerie. Grâce à cela, des artistes peuvent être montrés en dehors de la programmation de la galerie. Le projet peut tourner autour d’une édition. Tout cela est très ouvert, tourné vers l’extérieur, cela permet de nombreuses rencontres, c’est très enrichissant. C’est une plateforme qui permet de réunir des gens différents. C’est un peu stratégique aussi, grâce à la mode et au design, d’autres personnes découvrent un lieu consacré à l’art contemporain. Des explications, des discussions peuvent s’engager et permettre de dépasser les préjugés de chacun.

J’avais l’impression que l’art contemporain était à la mode ?
Cela va beaucoup mieux depuis un certain temps, mais les gens restent encore hésitants. J’ai toujours valorisé et favorisé les rencontres entre les disciplines. La galerie doit pouvoir, à mon sens, dresser des passerelles entre les genres et les gens, elle ne doit pas se limiter à être un lieu d’exposition.

La Fiac attire de plus en plus de monde.
D’un côté c’est bien car les gens découvrent, apprennent et c’est bénéfique, mais nous les professionnels, nous sommes là pour travailler. L’emplacement est loué très cher, l’investissement est à la hauteur de l’enjeu économique. Les foires sont une réalité sonnante et trébuchante, il faut pouvoir rentabiliser le stand. Le pragmatisme doit-être de rigueur, nous devons rencontrer des collectionneurs, des acheteurs et pouvoir faire des transactions.

Mais les ventes ne sont pas assurées lors du vernissage, avant la manifestation ?
Les ventes se font tout au long de la Foire, mais il y a aussi des périodes où il y a seulement du passage, des promeneurs.

Pour revenir à la disposition spatiale de la galerie, après l’entrée il y a un couloir qui mène à l’espace du fond.
Après l’espace consacré aux projets spécifiques, j’ai disposé de la documentation sur les artistes. Il y a aussi des vitrines où l’on peut voir les prix de certaines éditions ou de petites pièces originales. C’est important de rappeler que la galerie est un lieu commercial, ce n’est pas un musée. Ce dispositif tente de faire comprendre qu’une galerie fonctionne sur les ventes comme n’importe quelle autre entité commerciale. Annoncer certains prix permet de changer l’état d’esprit des personnes qui entrent.

Et au fond se trouve l’espace traditionnel ?
Oui, il est consacré aux artistes permanents, avec qui on travaille à long terme. Cette division est symbolique, elle n’est surtout pas figée, il arrive que tout l’espace soit monographique.

Y-a-t-il un ou des profils de collectionneur chez vous ?
Il y a pas trop de profils, par contre on peut dire que généralement mes collectionneurs ont la fibre artistique, ils sont dans la mode, le design, la musique, la photographie.

Ils commencent une collection ici ?
Non, ils sont déjà collectionneurs, ils ne recherchent pas forcément quelque chose de précis, ils fonctionnent au coup de cœur.

Comment faîtes-vous pour intégrer un art qui était au départ présent dans la rue, quels sont les pièges à éviter ?
J’ai découvert le travail de Zevs à la galerie, par la suite nous sommes devenus amis, mais je n’avais jamais fait le rapprochement entre les ombres portées qu’il dessinait sur le trottoir avec sa personne. Son travail a l’avantage de s’intégrer naturellement dans différents lieux. Que ce soit à l’intérieur ou l’extérieur son œuvre se réalise toujours in situ.

Avec le Kidnapping l’œuvre fonctionne comme une « pièce rapportée » ?
Oui, mais quand il découpe sur une bâche le mannequin Lavazza et qu’il demande une rançon, il rapporte cet élément dans la galerie et construit tout une scénographie autour. En janvier 2004, il y avait une vidéo qui accompagnait ce rapt. L’interaction avec le public continuait, il fallait décrocher un téléphone pour que la bande démarre, et ainsi de suite. Le problème entre l’intérieur et l’extérieur ne se pose pas pour lui, il évite cet obstacle. Il parvient à rester intègre que ce soit dans la rue ou en galerie, mais surtout il parvient à conserver le même impact, la même force. Il est très doué. Des artistes comme lui ont besoin d’intégrer l’espace de la galerie à leur production, il leur faut du temps. J’ai proposé depuis longtemps à Space Invader d’intervenir dans la galerie, il a mis du temps à me répondre. Nous avons réussi à organiser son exposition pour mars prochain. J’en suis très contente. Je suppose qu’il avait besoin de prendre son temps pour pouvoir réfléchir et évoluer à son aise. Je pense qu’ils ont besoin d’appréhender le lieu de cette manière.

Les mêmes problèmes se pose pour un artiste comme Raymond Hains, comment faire pour exposer des trottoirs ?
J’adore les artistes qui intègrent les mots dans leur réalisation. Raphaël Bocanfuso, Zevs, André du Colombier et Raymond Hains ont comme point commun d’utiliser le langage comme medium. Cette particularité est une évidence, mais je n’y avais pas pensé au départ. Raymond Hains fait le lien avec tous les artistes de la galerie. Il fait partie de la jeune génération, pour moi il a la même vision qu’eux sur la ville, sur la société.

Les jeunes actuellement sont plus critiques vis à vis de la société.
Ils sont surtout plus physiques, ils arpentent la ville.

Ils attaquent la ville aussi…
Alors que Raymond Hains se promène. Mais il adore les tagueurs et les tags.

Quels sont vos rapports avec les institutions ?
C’est difficile de prendre des rendez-vous avec les directeurs des FRAC, ils ne viennent pas systématiquement. L’institution ne fait pas vivre la galerie, elle représente un petit pourcentage du chiffre d’affaires. Ce sont plus souvent les artistes qui sont à l’initiative des premiers contacts avec les FRAC, ensuite pour finaliser le projet ou la commande je prends le relais. L’artiste et le directeur du centre doivent d’abord se rencontrer et c’est seulement après cette première approche que le galeriste peut intervenir. Même s’il n’y a pas de règle, et même si je peux initier des rencontres, le galeriste peut être un intermédiaire de trop au départ. Le contact entre eux fonctionne mieux sans intervention extérieure. C’est ma vision de voir la chose.

Les institutions ne jouent pas un rôle majeur dans la galerie ?
L’institution ne fait pas vivre la galerie. Qu’un artiste expose dans un FRAC c’est très bien, mais après une exposition, le centre d’art passe à un autre artiste. Ce type d’approche est complémentaire à la notre. Un galeriste, a contrario, va continuer à travailler, à discuter avec ses artistes, la relation est permanente, un réel suivi existe. Après une exposition dans un musée, l’artiste doit continuer de son côté, l’institution ne va pas le soutenir contrairement à la galerie.

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