ART | INTERVIEW

Patrice Joly

L’exposition Zones Arides est présentée à l’Espace Ricard et parallèlement au Lieu Unique, à Nantes. L’occasion est de revenir sur les origines de ces expositions et d’interroger la démarche des artistes invités à répondre à la proposition d’Olivier Mosset, à propos de l’Arizona, de ses mythes et de ses réalités. Entretien avec le commissaire de l’exposition, Patrice Joly.

Propos recueillis par Damien Delille

Damien Dellile : comment s’est initiée cette exposition «Zones Arides» ?
Patrice Joly : L’exposition est partie de la volonté d’Olivier Mosset de rassembler des artistes liés à l’Arizona, lui-même vivant dans cette partie des États-Unis, à Tucson. Morgane Tschiember, qui est liée à Mosset, m’a proposé d’en assurer le commissariat, en rassemblant une équipe d’artistes. John Armleder avait déjà séjourné à plusieurs reprises à Tucson, Anne-Marie Jugnet & Alain Clairet vivent au Nouveau Mexique. J’ai aussi invité Aurélien Froment, pour sson travail sur la cité d’Arcosanti, Wilfrid Almendra dont je connaissais une pièce qui pouvait parfaitement fonctionner dans l’exposition, ainsi que Mathieu Mercier pour ses photos prises là-bas. Cette exposition, que nous voulions présenter en France, s’est finalement cristallisée autour de deux lieux : à Nantes au Lieu Unique et à Paris, à l’espace Ricard.

L’exposition prend sa source en Arizona et se trouve pour ainsi dire catapultée en France. Quel lien est tissé entre ces deux univers ?
L’Arizona est une région pleine de clichés : avant tout celui du désert. Plus le cercle géographique s’élargit et plus les mythologies liées au territoire se multiplient, comme les images de cactus, de la musique et du road movie. L’Arizona est un véritable réservoir mythologique dû notamment au caractère grandiose du paysage qui fut le décor réel de la conquête de l’Ouest, puis le décor de nombreux westerns qui ont alimenté notre imaginaire d’occidental.
Mais il a aussi attiré de nombreux artistes, comme James Turrell, et tous les land artists qui y ont réalisé la plupart de leurs pièces très connues comme celles de Smithson, Walter de Maria ou Michael Heitzer.
«Zones arides» veut témoigner de cette dimension fabuleuse, de ce qu’il en reste, et de ce qui est advenu de toutes les intentions utopiques de ces années-là. Les land artists avaient investi un territoire désertique et résolument éloigné, ce qui les mettait à l’abri d’une appropriation marchande.
Mais le projet ne s’arrête pas à une revisitation nostalgique du land art, il s’interroge sur le devenir de ces spéculations en proposant la reconstruction d’un paysage américain au sein d’un centre d’art en tenant compte des réévaluations qui ont été faites sur ces entreprises et en essayant d’importer la complexité de la civilisation américaine actuelle. D’où le mélange des genres et des clichés, et la contiguï;té d’éléments très symboliques comme la route de Morgane Tschiember ou les cactus de John Armleder avec les pièces de Mathieu Mercier ou le film d’Aurélien Froment aux contenus plus polémiques.

Cette vision est-elle proprement américaine ? Comment se retrouve-t-elle dans l’exposition à l’espace Ricard ?
La référence aux land artists américains est assez explicite dans l’exposition et on peut y voir comme une réponse aux utopies et aux problématiques présentes au sein de ce mouvement. La pièce de Wilfrid Almendra présentée à Nantes, constituée de sable et de pelles de bulldozer stylisées, fait penser à ce que disait Robert Smithson, qu’«au lieu d’utiliser un pinceau pour exercer son art, il aurait préféré avoir un bulldozer».
Il y a deux expositions vraiment différentes en France et une troisième qui sera présentée à Tucson, dont on ignore encore la forme qu’elle prendra. En travaillant avec des artistes qui y ont vécu ou séjourné (c’était la contrainte minimum exigée par Olivier Mosset pour participer à «Zones arides»), un regard sur la constitution du paysage américain, culturelle et physique, est proposé.

On peut donc parler d’un mouvement d’extraction du paysage ?
L’espace Ricard est plus civilisé, mais aussi beaucoup plus accidenté. La seule pièce commune aux deux lieux est la pièce de John Armleder : une nouvelle version de ses Flower Power avec des cactus à la place des roses. A Nantes, l’œuvre est placée à l’entrée de l’exposition et joue sur la confusion entre le côté sculptural et la dimension ornementale ou décorative des plantes d’entrée de foires ou de salons : cela en fait une sculpture «d’usage». À Paris elle fonctionne clairement avec la pièce de Morgane Tschiember, comme stimulant «réel» d’une vidéo très abstraite.
On peut aborder ces expositions comme la tentative de reconstitution d’un paysage du sud des États-Unis avec des éléments plus ou moins métaphorisés, l’espace Paul Ricard donnant lieu à une exposition plus «mentale» que celle de Nantes : la pièce de Wilfrid Almendra, par exemple, monstre mi-végétal, mi-mécanique, est une espèce de chimère; en face, le monochrome d’Olivier Mosset peut renvoyer à la supposée virginité du désert. Dans la troisième salle, on se situe délibérément dans des projections imaginaires où les peintures en forme de «hublots» de Clairet et Jugnet ouvrent sur une autre forme d’aridité, celle symbolisée par l’iceberg d’Aurélien Froment, tandis que sa bibliothèque circulaire renvoie à la constitution culturelle du paysage, sa dimension écrite, savante, utopique.

Au regard de la thématique et cette reconstitution mythologique, on trouve étrangement peu d’images et de présence iconique.
Effectivement, on a plus affaire à des impressions, des «touches», pour une exposition dépouillée et un tantinet aride. Sauf la pièce de Mathieu Mercier, qui peut se lire comme une «archéologisation» anticipée avec ces casques de football américain sous vitrines. J’aimais beaucoup ce côté hybride entre le masque africain et l’objet préhistorique, renvoyant à une dimension muséographique. Le caractère iconographique est plus présent au Lieu Unique, avec la route monumentale de Morgane Tschiember ou la pièce de Wilfrid Almendra, très spatiale. Si l’exposition de Nantes est une reconstitution plus physique du territoire, celle de l’espace Ricard se veut plus une cosa mentale, avec l’idée d’une ligne de fuite vers d’autres horizons.

On semble retrouver des zones de passages avec, d’une part, les sources des land artists dans l’exposition de Nantes et, de l’autre, certains préceptes minimalistes. Je pense notamment au fameux texte de Tony Smith à propos de son expérience de la traversée d’une route où, tout en roulant de nuit, il a mesuré l’importance de l’expérience comme réalité dépassant certains préceptes picturaux.
Dans les intentions des land artists, celles de Robert Smithson en particulier, l’idée est d’investir un territoire neutre où la civilisation n’a pas laissé de traces et d’y inscrire une empreinte à l’échelle du territoire. L’espace peut s’appréhender comme une toile : il faut parcourir des milliers de kilomètres pour aller voir ses pièces. L’œuvre étant difficilement visible dans sa totalité, sauf à la voir d’en haut, il y a comme une réponse évidente et paradoxale au devenir commercialisable de ses productions.
Mais la suite des événements a montré que ses intentions utopiques ont été rapidement récupérées par le système qu’il voulait fuir : les earthworks comme les dénommaient aussi les land artists sont désormais des destinations touristiques. C’est un peu ce dont parle le film d’Aurélien Froment sur Arcosenti, déjà présenté aux Laboratoires d’Aubervilliers.
Cette ville utopique fondée dans les années 70 par Paolo Soleri est devenue un objet de curiosité comme les pièces de Smithson. Elle survit grâce au commerce et au tourisme. Dans le film, le narrateur qui y vit depuis trente ans sert de guide à ce qui apparaît comme un documentaire/mode d’emploi. Il est toujours filmé au premier plan avec ce qu’on devine de la ville en arrière plan. On ne la voit qu’à travers le commentaire très personnel qu’il nous livre. Il agit comme un écran qui nous masque la réalité du devenir de ce projet, avec une dimension assez pathétique et plutôt touchante.
Au Lieu Unique, où le film est présenté sur trois écrans différents, Aurélien Froment a joué avec le côté visite guidée du film pour instituer des points de vue sur l’exposition et ajouter au trouble du regard : on a en permanence le hors champ de l’exposition qui vient interférer avec l’arrière plan du film.

Quel regard portent justement les artistes de l’exposition sur ces utopies ?
Il y a plusieurs degrés. Morgane Tschiember a développé des impressions et des visions que l’on a face au désert, de manière très colorée, en référence directe à la notion de mirage. Armleder a réadapté une de ses Flower Power, avec la dimension métaphorique du road movie présente à travers le cactus et le pneu de 4 x 4. Olivier Mosset, avec ses monochromes, blancs à Nantes et crème à Paris, évoque plus le côté virginal du désert. Mathieu Mercier a réalisé pour Nantes des palettes de cartes postales à partir de photos d’étalages de boîtes de farines où sont représentés un indien et une indienne : cela tire l’exposition vers le côté noir de la civilisation américaine. Que sont devenus les fiers cavaliers de la conquête de l’Ouest qui irradiaient la pellicule de leur bravoure et terrorisaient leurs adversaires dans les westerns de John Ford ? À noter que pour ajouter à ce caractère déceptif, les cartes postales de Mathieu Mercier ne sont pas à emporter, au grand dam des visiteurs, habitués désormais à ce côté take away des expositions d’art contemporain…

Ce rapport déceptif n’est-il pas ce qui unit les artistes de cette exposition avec leurs aînés land artists ?
Si l’on veut comparer avec les artistes du land art, il y a effectivement une dimension intouchable et inaccessible de l’œuvre : on ne peut rouler sur la route de Morgane, marcher sur le sable de Wilfrid et emporter les «souvenirs» de Mathieu.
Il y a de nombreux degrés de lecture qui font que les pièces elles-mêmes agissent comme des écrans ou des prismes.
La référence au land art est assez présente dans sa tentative d’éloigner l’espace où l’on peut accéder aux œuvres, de multiplier les niveaux de perceptions. Mais là où le land art prétendait à une dimension polémique, ici on assiste plus à un nouveau départ, un peu comme si les «échecs» de ce dernier avaient ouvert la voie à de nouvelles possibilités, une fois la désillusion digérée.
Il y aussi une espèce d’effet boomerang : là où le land art allait à la rencontre des espaces naturels en créant de la mythologie, ici on réimporte du paysage au sein de l’espace d’exposition, à la façon d’un laboratoire dont on étudie les effets et les conditions de fonctionnement. La multiplication des strates de lecture et la variation des niveaux métaphoriques des pièces permet de se constituer son propre paysage mental et sa propre vision de ce territoire mythique.

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