ART | INTERVIEW

Pascal Rambert

Double statut plutôt rare, Pascal Rambert met en scène aussi bien des pièces de théâtre que des pièces chorégraphiques. Son travail marqué par le refus d’un théâtre «littéraire», place le corps au centre de ses recherches. Avec Memento Mori, Pascal Rambert questionne la nature du geste, un retour vers les origines entre inquiétude, nudité et apparition.

Mélanie Alves de Sousa. Tu réalises des pièces de théâtre et des pièces chorégraphiques, un double statut plutôt rare, comment décides-tu de monter lʼune ou lʼautre?
Pascal Rambert. Après avoir fait, pendant une dizaine d’années, des pièces mélangées où la place du texte était périphérique et où les corps des performeurs étaient plus importants que les sujets que je traitais, jʼai eu besoin très sérieusement de revenir à la langue française, dʼécrire à nouveau de la parole. Dʼoù Clôture de lʼamour et Avignon à vie. Jʼai envie aujourdʼhui de mettre de lʼénergie sur du théâtre parlé et de lʼénergie sur du corps. Je dissocie donc pour un temps mes projets et, avant ma prochaine pièce de théâtre en 2014, je fais une pièce de danse en 2013, Memento Mori.

Le processus de création est-il différent selon que tu montes une pièce de théâtre ou une pièce de danse?

Pascal Rambert. Ce sont des zones de travail tout à fait différentes pour moi. Quand je fais des pièces de théâtre, il y a une structure écrite au préalable. Pour les pièces de danse, le bonheur cʼest dʼarriver dans le studio et de ne pas savoir. Même si je connais à peu près mes modules, je prévois le minimum et je mets en pratique le plaisir immédiat dʼinventer directement sur les corps.

Memento Mori est ta quatrième pièce chorégraphique, tu nʼas jamais suivi de formation de danseur, tu nʼes pas danseur, cela ne pose-t-il pas un problème de légitimité?
Pascal Rambert. Je nʼai aucune légitimité mais cʼest parce que je nʼen ai aucune que ça me plaît. Cʼest une sorte de deuxième vie, comme avec mes films. Étant en général assez contre «les spécialistes», ça me va tout à fait dʼimaginer que je puisse me permettre de réfléchir à ça. Il nʼest écrit nulle part quʼil faut avoir été danseur avant, tout le monde peut faire ce quʼil veut, je fais partie de ce «tout le monde» et je saisi le droit de réfléchir à cette chose que je ne connais pas.

Tu dis que «Memento Mori nʼa pas de sujet sinon le mouvement lui-même». Il y a toujours quelque chose qui amorce, qui impose lʼenvie de faire une pièce,
quʼest-ce qui, cette fois, tʼa décidé?

Pascal Rambert. Il y a deux choses. Dʼabord, jʼai besoin depuis quelque temps de me déplacer dʼun «endroit de lenteur» à un «endroit de rapidité». Libido Sciendi était assez lent, jʼai essayé dʼaccélérer avec Tamara Bacci dans Knockinʼ On HeavenʼS Door mais ça ne coïncidait pas avec les états de tension extrêmement précis que je lui demandais.
Envie donc de me forcer à être plus rapide mais aussi de passer de «avant le mouvement» à «un début de mouvement». Je suis un chorégraphe jeune, je suis encore dans des problématiques du début, cʼest-à-dire là avant même que ça ne bouge. Cʼest une question que jʼai toujours posée dans mes pièces, «avant le mouvement». Cʼest pourtant presque impossible, on ne peut pas demander à un corps qui a déjà été formé dʼoublier entièrement son empreinte corporelle, lui dire «oublie tout et bouge comme si tu nʼavais jamais bougé», mais je rêvais toujours de cet endroit improbable que chaque chorégraphe, jʼen suis persuadé, cherche à un moment donné.
Comme je suis lent et que jʼai du mal à voir dans les corps, jʼai besoin de les fixer calmement pour bien comprendre comment ils entrent en mouvement. Ayant compris maintenant, je peux passer à un début de mouvement, à un mouvement plus rapide.
Je viens de relire Nietzsche et les pré-socratiques, jʼai vu le documentaire de Herzog La Grotte des rêves perdus aussi, je me suis intéressé à tout ce qui est très vieux. Avec LʼEpopée de Gilgamesh, jʼétais 5000 ans av. J.-C. Jʼai envie pour Memento Mori de remonter encore, jusquʼà lʼaurignacien, au paléolithique et de faire sortir des corps nus de la lumière, comme dans cette fresque de Masaccio que jʼaime beaucoup, Adam et Eve chassés du paradis. Cʼest une époque merveilleuse, jʼy rentre à peine mais je suis fasciné.
Quand je travaillais avec Antoine Vitez, je me souviens dʼun exercice où il nous disait: «Voilà, il y a un roi méchant qui dit: ‘Puisque tu es un acteur, joue-moi Hamlet’». On répondait quʼon ne connaissait pas le texte mais ce que prétendait Antoine, cʼest que lʼon possède cela en nous, que lʼon est tous capable de dire «Être ou ne pas être» et cʼest cette possession-là qui mʼintéresse. Avec Memento Mori, je vais chercher ce «nous» dʼil y a 30 ou 40 000 ans, ce que je crois que nos corps et nos inconscients ont dû conserver de ce temps-là.
Jʼai entendu un jour que si on fait tourner de façon hyper rapide, comme un tourne disque, les anciens vases qui datent de lʼAge de bronze, on peut entendre les coups de marteau du potier. Ça a lʼair fou mais cʼest le même principe que le microsillon. À lʼintérieur de la matière sont contenues des particules sonores, cʼest-à-dire que lʼon peut entendre le son qui existe depuis 10.000 ans. Si on peut entendre cela, je me dis que je peux, en tant quʼapprenti chorégraphe, essayer dʼaller rechercher aussi ce moment. Ouvrir une fente du temps.

Memento Mori
, «Nʼoublie pas que tu vas mourir», pourquoi ce titre?
Pascal Rambert. Comme chacun, jʼai mon territoire. Avant je ne mʼen rendais pas compte, maintenant je commence à le voir. Il a des zones remplies, des zones encore blanches, pour lʼinstant je ne comprends pas tout car je suis dans la création de ce paysage mais je me suis aperçu récemment, par exemple, que mes titres étaient souvent des impacts temporels: After/Before, Le début de lʼA, Quand nous étions punk, Premier anniversaire… 50 minutes aussi, la performance que je vais faire pour Kate Moran aux Hivernales et à la Ménagerie de Verre en 2012. Tous sont reliés par des moments importants ou traitent eux-mêmes de moments importants.
Pour Memento Mori, je veux traiter, entre autres, du sentiment de panique, du sol qui se dérobe sous nos pieds. Il sʼest passé dernièrement pour moi quatre choses à des endroits divers, dont
Fukushima au Japon, et j’ai senti une sorte d’aile de la mort. Ça aurait pu tomber sur moi, cʼest cette idée effectivement, que jʼai dʼailleurs toujours eue: «Nʼoublie pas que tu vas mourir» et ça sera lʼune des excroissances de la pièce.

A propos de Memento Mori, tu dis: «avant la faute», «prélapsaire», ça sonne genèse et pêché originel. Tu parles aussi de Dionysos, dieu de lʼivresse et des excès. La pièce va-t-elle balancer entre le sacré et le païen?
Pascal Rambert. Quand jʼai découvert le mot «prélapsaire», qui vient de lapsus et qui signifie avant la chute, je me suis dit: cʼest sublime, cʼest le mot parfait. Mais je ne vais pas traiter du sacré pour autant. «Avant la chute» agit ici comme marqueur temporel.
Memento Mori est une pièce païenne, dionysiaque. Je me suis rappelé de La Naissance de la tragédie de Nietzche que jʼavais lu à 20 ans, quand je commençais à faire du théâtre, cʼest un livre que jʼai tellement aimé. Nietzche y montre comment sʼopposent lʼapollinien et le dionysiaque, dʼun côté le beau corps, de lʼautre le grotesque, le sperme, les queues énormes, les fruits, le vin. Contrairement aux pièces hyper clean et réduites à lʼessence que je fais depuis un moment, jʼai envie de faire une pièce sur le débordement où chaque chose va naître dans la vérité en fonction de la précédente. De la nudité, de la lenteur va sortir un moment de plaisir, de ce moment de plaisir va sortir un moment dʼinquiétude et de ce moment dʼinquiétude reviendra le calme.

Une pièce en trois mouvements donc?
Pascal Rambert. Oui, elle devrait faire à peu près trois fois 20 minutes. Dʼabord lʼarrivée, où des bouts de corps nus, puis des corps entiers, puis des agrégats, au début immobiles vont commencer à bouger. Les interprètes une fois sortis du noir, des fruits en grand nombre vont abonder pour une sorte de fête païenne où les bananes comme des défenses de phacochères vont entrer en correspondance dans les orifices des corps, où les grappes de raisins seront écrasées violemment avec les fesses. Et de cet état rêvé du corps libéré de culture et de contrainte va naître un moment de panique qui est la vraie essence de Memento Mori.
Après le moment de grâce merveilleuse, comme souvent dans la vie, il y aura une sorte de panique et jʼai envie de montrer cette peur. En fait, ce que je veux essayer encore, comme dans chacune de mes pièces, cʼest parler de la condition humaine. Et après cette panique, ça se calmera. Cʼest la dernière partie, ce que jʼappelle le nettoiement, le soin. Les interprètes finiront dans le repos, à tout ranger, à nettoyer le plateau et à se lécher les uns les autres comme un chien nettoie un os.
Cette dernière image sera comme une fermeture à lʼiris. 60 minutes comme ça: arrivée, ouverture à lʼiris, grâce, panique, rangement, fermeture à lʼiris. La pièce est là.

Avec LʼEpopée de Gilgamesh, tu as eu une démarche quasi archéologique sur lʼorigine de lʼécriture. Memento Mori est antérieure, comme inscrite dans un temps où le mouvement précéderait les mots. Pas de parole donc?

Pascal Rambert. Cʼest une question que je me pose, je ne sais pas encore. Jʼaimerais bien que tous les interprètes chantent, jʼai lʼimpression quʼil y a un statut de la parole mais sous quelle forme?

Les interprètes seront nus durant toute la pièce. Pourquoi ce choix?
Pascal Rambert. Le goût pour la peau humaine dans la lumière, il nʼy a pas autre chose que ça. Franchement, je trouve que cʼest toujours ce quʼil y a de plus beau. Chaque fois que je dénude les corps et que je les mets sous la lumière, cʼest magnifique et avec la lumière du jour, cʼest encore plus beau. Dans Libido Sciendi, les corps sʼenfonçaient dans la nuit qui tombait, dans Memento Mori ça sera le contraire.

La distribution compte cinq interprètes: comment les as-tu choisis? Ton choix sʼoriente-t-il pour cette pièce sur des personnalités, des techniques ou des corps spécifiques?
Pascal Rambert. Je nʼai pas encore commencé la distribution mais jʼai besoin dʼinterprètes qui aient le goût de lʼimmobilité, de la nudité, le goût fantasque dʼavoir envie de créer du mouvement dans une forme de joie dionysiaque avec les aliments, le goût de lʼextrême performance physique dans la vitesse, le saut, lʼendurance, la vraie fatigue et le goût de la peau de lʼautre pour ne pas être dégoûté dʼêtre dans un rapport où personne ne va, cʼest-à-dire lécher lʼautre.

Cʼest ta première collaboration avec Yves Godin, tu nʼas pas pour habitude de travailler avec des concepteurs lumière. La fiche technique ne précise pas de scénographe. La lumière officiera-t-elle à sa place?
Pascal Rambert. Exactement. Jʼai dit à Yves comme à Alexandre: «Voici un espace de 10 mètres par 10 mètres et à lʼintérieur de ça, vas-y, construis. Tu sais quʼil faut que ça sorte du noir, tu crées ton dispositif et moi je me mets dedans». Ce principe de partir dʼun noir absolu et de travailler sur la perception rétinienne, je lʼai déjà expérimenté avec De mes propres mains. Mais jʼai besoin, cette fois, dʼun artiste pour mʼaider parce que les corps sont vraiment tributaires de la lumière, cʼest la peau humaine sortant du noir dans une forme de mouvement et dʼimmobilité, tout nʼexiste quʼen fonction de la lumière.

Tu collabores à nouveau avec le musicien compositeur Alexandre Meyer. As-tu déjà une idée précise de lʼambiance sonore de la pièce?
Pascal Rambert. Cʼest la première fois, je crois, que lʼon va faire avec Alexandre de la musique pendant tout le temps de la pièce. Je lui ai dit: «Voilà 60 minutes, il faut séparer ça en trois fois 20 minutes, faire naître une chose de la précédente, maintenant fais ce que tu veux».

Memento Mori sera créée aux Hivernales en février 2013, le thème sera la Méditerranée. Tu as grandi à Nice, quels liens entretiens-tu encore avec ces paysages? Et quels liens avec cette pièce?
Pascal Rambert. Le lien, cʼest la solarité. Memento Mori est une pièce solaire. Il y a ce tableau au musée Picasso dʼAntibes, La joie de vivre. Voilà, cʼest ça, cʼest le Sud, cʼest lʼarrivée de ces corps de la nuit dans la lumière, un corps très libre puisque détaché de la faute originelle. Cʼest ce que je cherche pour cette pièce, un corps méditerranéen, un corps sous le soleil, un corps de nudiste, à lʼétat de nature.
Memento Mori est comme une forme de retrouvailles avec ce moment idyllique de nous-même. Les peintures du XIXème représentent ainsi les corps grecs, dans The Aesthetic Movement, par exemple avec des peintres tels Whistler: ils peignent des corps grecs en toge, avec des couronnes de lauriers, sous le soleil, dans une sorte dʼAthènes rêvée. Et quand ces peintres redécouvrent la Grèce antique, ils la rêvent évidement, ils sont dans un moment de re-création, ils la reconstruisent. Je suis en train de faire la même chose, jʼessaye de reconstruire ce que je crois qui peut exister au fin fond de ce qui nous constitue en tant quʼêtre humain et je me dis : je suis sûr, quʼen toi, en moi, il y a des restes de ces mouvements-là, quʼils sont encore en nous. De la nudité, de la lumière, de la danse, des restes de 30.000 ans en nous. Cʼest ça Memento Mori.

Propos recueillis par Mélanie Alves de Sousa en octobre 2011
Avec l’aimable collaboration du Théâtre de Gennevilliers

 

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