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Pas de deux

PSmaranda Olcèse-Trifan
@02 Déc 2011

Raimund Hoghe signe avec Pas de deux une pièce ténue et envoûtante, dont le pouvoir de fascination nous happe avec une douceur extrême.

Commencer par la peau. Raimund Hoghe a cette sublime intuition. Et pour ce faire, il n’a pas besoin de mettre des corps à nu. Une manche retroussée sur l’avant-bras lui suffit pour signer l’une de plus belles entrées en scène de l’histoire de la danse contemporaine.
Takashi Ueno avance tout en lenteur vers le fond du plateau, il laisse couler de l’eau sur son bras dénudé et le contact de l’eau sur cette surface de peau, anodine à première vue, produit un effet énorme, qui va de pair avec la simplicité du geste. Nous faisons l’expérience de quelque chose de très concret, une texture, une surface, un grain de peau particulier, effleuré par le ruissellement de l’eau. Il y va du toucher, de la caresse et le plateau vide vibre déjà de la douceur de ce premier contact. Des traces éphémères en témoigneront tout au long de la représentation, qui seront, à la fin, quasiment effacées, asséchées.
Raimund Hoghe entre en scène avec un parapluie japonais. Cet accessoire installe un jeu de complémentarité entre les deux protagonistes. Sous le même parapluie, ils partageront un pas pour deux – la traduction littérale en allemand du pas de deux – qui les portera vers le bord du plateau. La teneur de la pièce est ainsi donnée.
A une époque où la citation directe sévit sur les scènes dans une logique postmoderniste parfois cannibale, Raimund Hoghe poursuit sa voie avec finesse et détermination. Il avait travaillé Le Boléro, Le Lac des cygnes ou encore L’Après-midi d’un faune de manière épurée, en contournant les clichés et autres écueils pour opérer un déplacement essentiel et dégager des espaces de sensibilité insoupçonnés. Il se penche maintenant sur l’une des conventions esthétiques qui a acquis le poids d’une norme morale, et se trouve au fondement de la culture classique en danse: le pas de deux, le couple homme / femme.
Le chorégraphe avoue ne pas tenir à raconter une histoire d’amour homosexuel. Il va au plus simple: deux personnes font un pas ensemble, cheminent ensemble, à l’égalité, viennent l’une vers l’autre avec tout ce qui les constitue en tant qu’individus – leur histoire, leur culture, leurs singularités. Nous ne reconnaîtrons pas de moments célèbres de l’histoire de la danse, Raimund Hoghe cherche dans le micro-événement, dans les regards, dans les paumes hésitantes qui n’osent pas encore se toucher, dans les portés furtifs et les caresses sublimées qui vont jusqu’à faire un corps épouser la déformation de l’autre.
D’étranges pas de deux s’enchainent, toujours de biais, sous un autre angle, dans d’infinies variations. Ainsi cette improbable danse avec une image elle-même dansante, fragile, évanescente, que le chorégraphe serre dans ses mains et emporte sur une tablette électronique, reléguée au rang de relique intime, objet de famille et de mémoire, qu’il montre au public avec pudeur avant de l’enfouir précipitamment dans une mallette. Ainsi cet autre moment où les deux protagonistes engagent en danse les victimes, innombrables et anonymes, des cataclysmes nucléaires, Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima, à travers leurs vêtements noirs, autant de corps en loques, corps de la souillure qu’ils portent étendus sur leur peau blanche, à même leurs torses nus.
Le temps s’étire, il est parfois suspendu à la tension des corps qui se sentent, des bras qui se cherchent par de petits gestes de doigts d’une grande finesse et une terrible douceur, où tout l’être semble concentré, comme au moment de la libation inaugurale. Parfois encore le temps s’arrête dans des équilibres à couper le souffle, et repart dans des pivotements d’une infinie beauté.
Takashi Ueno est un magnifique danseur qui déploie son art tout en douceur et retenue – une densité de présence extraordinaire transpercée par des fulgurances inattendues, entre l’abstraction virtuose et la séduction langoureuse.
Comme toujours, dans les pièces de Raimund Hoghe, le plateau dépouillé déborde d’énergies. La musique emporte dans des tourbillons envoutants une foule d’histoires des grands classiques de Hollywood, des cabarets de Fassbinder, des bas fonds de Lisbonne bercés par le fado, des chansons de Piaf et des romans de Jean Genet à l’atmosphère des fastes sombres et populaires, pathétiques – en déferlante irrésistible d’effusions et de sentiments. Les deux partenaires dansent au milieu de ces ombres, tout en mettant tout le plateau entre eux. Leur duo tient par la tension du désir, par la force magnétique des leurs regards. La magie du pas de deux opère pleinement.

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