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Parti socialiste: culture 0.0

PAndré Rouillé

Les «30 propositions» du Parti socialiste pour «Redresser la France et proposer un nouveau modèle de développement» affichent la haute ambition de tracer une nouvelle voie pour la France afin de lui redonner force, dynamisme et dignité.  Mais ce qui frappe dans ces propositions, c’est l’absence totale des mots «culture» et «internet». Quant à «numérique», il n’apparaît qu’une seule fois à propos des investissements industriels du futur. Mais il n’est nullement question des contenus culturels. Le Parti socialiste a-t-il encore quelque chose à proposer sur la culture?

Les «30 propositions» du Parti socialiste pour «Redresser la France et proposer un nouveau modèle de développement» affichent la haute ambition de tracer une nouvelle voie pour la France afin de lui redonner force, dynamisme et dignité. Ce sera à tous égards une nécessité après la présente séquence politique. Mais ce qui frappe d’emblée dans ces propositions, c’est l’absence totale des mots «culture» et «internet». Quant à «numérique», il n’apparaît qu’une seule fois à propos des investissements industriels du futur. Mais il n’est nullement question des contenus culturels. Le Parti socialiste a-t-il encore quelque chose à proposer sur la culture? Connaît-il l’existence même des cultures numériques, et a-t-il idée de la place immense, tant économique que sociale, et même anthropologique, qu’elles occupent déjà dans la civilisation-monde?

On conviendra que ces «30 propositions» ne peuvent pas aborder tous les chantiers qui seront à mener durant les cinq années d’une éventuelle présidence de la République. Sans doute. Mais on ne trouve guère plus de perspectives et de pensée dans l’article d’Emmanuel Wallon, «Pour le droit à l’art. Les conditions d’un renouveau de la politique culturelle», qui figure dans l’ouvrage collectif Pour changer de civilisation (450 pages) publié sous la signature de «Martine Aubry avec 50 chercheurs et citoyens».

Le titre même de l’article d’Emmanuel Wallon restreint ledit «renouveau» de la politique culturelle à la restauration d’un «droit à l’art». Comme si une autre politique en matière de culture pouvait, aujourd’hui, se limiter à réparer les «dégâts», à renouer des liens brisés, à tracer les chemins perdus vers cette idéalité supposée universelle, l’art, qu’il faudrait seulement mieux partager entre tous pour créer du commun, de la démocratie… Et cela sans s’interroger sur ce qu’il pourrait en être de l’art dans les temps à venir: sa production, sa diffusion, son accessibilité, sa réception, sa marchandisation, son hermétisme, et sa place dans le champ en mouvement de la culture…

Pour «changer de civilisation», la politique culturelle ne devrait pas être seulement renouvelée, mais elle-même changée. Et les modèles ne plus se focaliser sur Malraux (à droite) ou sur Lang (à gauche). S’ils ont su insuffler des dynamiques à la culture de leur époque, d’autres solutions sont aujourd’hui à trouver parce que l’époque, et la culture, sont en plein chamboulement. Au point que le Parti socialiste en reste coi, et qu’il s’enlise dans une pensée molle, incapable de tracer de nouvelles pistes.

Alors qu’internet et les réseaux numériques sont en train de bouleverser la culture, les savoirs, les loisirs, les modes de travail et de vie; alors que l’on est entré dans une nouvelle galaxie technologique; alors que l’écran est devenu le principal dispositif de vision des objets culturels et artistiques, Emmanuel Wallon ne consacre au numérique guère plus de deux petites phrases: «La numérisation et la valorisation du patrimoine écrit, sonore et visuel relèvent de l’intérêt général», et puis, «Il est temps que [la gauche] donne un exemple de l’audace qu’exige la mutation numérique».

Oui, il le temps de l’audace est arrivé! Car le bilan conceptuel et pratique de la gauche est catastrophique. Guère meilleur que celui de la droite. Et les propositions en vue de l’élection présidentielle n’incitent pas à l’optimisme. Face à une concurrence orchestrée depuis près de vingt ans par l’Amérique pour renforcer son hégémonie sur toute la chaine de production-diffusion des technologies et des contenus numériques, en France les décideurs des collectivités territoriales (de gauche) sont restés pour le moins attentistes.

Des exemples? A Paris les musées municipaux n’ont toujours pas de site internet! Le Musée d’art moderne vient à peine d’être doté d’un quasi-blog totalement indigne d’un grand musée international.
Réseau pour réseau, la Mairie de Paris semble manifestement préférer pédaler avec «Velib» que naviguer avec internet… Elle est en tous cas plus à l’écoute du groupe Decaux (Velib) qu’aux petites structures comme paris-art.com qui, depuis huit ans, se consacre à la production culturellement stratégique de contenus sur internet.

Le budget annuel du CentQuatre est (légitimement) de 11 millions d’euros, dont 8 à la charge de la Ville de Paris. Quel budget annuel la Ville consacre-t-elle à la production de contenus numériques sur internet? Quelle est en la matière sa politique?
Quant à la Région Ile-de-France, elle soutient avec raison l’édition, mais seulement l’édition sur papier, non pas l’édition sur internet… Elle aide, avec raison encore, les artistes à produire des œuvres, mais pas à les diffuser en réseau, etc.

La force des habitudes fait toujours basculer les décisions du côté du tangible et du palpable. On construit ou réhabilite des bâtiments (La Gaîté lyrique, Le CentQuatre, etc.) qui pèsent sur les budgets de tout leur poids de matière. On fait dans le dur, le monumental, l’imposant, le fixe et le local, mais en négligeant ce qui est en train d’advenir, ce qui est déjà là, actif et ancré dans tous les pores de la société: le soft, l’immatériel, le labile, le flux, et le global — sur lesquels on a laissé l’hégémonie à d’autres, notamment aux Etats-Unis.

Le Parti socialiste serait, paraît-il, en train de réfléchir aux façons de relever le «défi numérique»: suppression de la loi Hadopi, soutien à l’industrie des réseaux, combat contre la fracture numérique, etc. Parfait! Mais toujours rien, semble-t-il, pour soutenir la production de contenus numériques. Faut-il réitérer avec internet les erreurs commises jadis avec la télévision? Et laisser le réseau devenir un désert de contenu, de pensée, de culture, offert à l’avidité des marchands de pacotilles, à la dictature de l’insignifiance, et à l’hégémonie américaine?

Au moment où la civilisation bascule irrémédiablement dans le numérique, il ne s’agit plus seulement de «contribuer au renouvellement des idées de la gauche», comme le propose Martine Aubry; il ne s’agit pas plus de vaguement «changer de civilisation»; il devrait plutôt s’agir d’entrer de plain pied dans la civilisation numérique qui est aujourd’hui ce que la civilisation industrielle a été au milieu du XIXe siècle.
Qu’on l’adopte, l’adapte, la combatte ou la contourne; qu’on veuille (avec raison) la transformer et l’humaniser, on n’y échappe pas: elle s’impose, irrémédiablement, et a déjà redéfini de fond en comble nos façons de faire, de voir, d’entendre, de dire, de penser, et de créer…

Infiniment flexible et expansive, la culture numérique déborde l’art, les choses, les formes et les frontières pour s’immiscer si profondément dans nos vies, et opérer une rupture si nette dans la culture, que l’on peine à comprendre qu’un grand parti, dont la lucidité serait si utile au pays, envisage le présent et l’avenir sans la voir ni la nommer.

André Rouillé

Consulter
— Martine Aubry avec 50 chercheurs et citoyens, Pour changer de civilisation, Odile Jacob, Paris, 2011. 450 p.
— «Projet socialiste 2012. 30 propositions». http://www.parti-socialiste.fr/projet

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