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Parole usée, pouvoir sans voix

PAndré Rouillé

Alors que le référendum devait être une simple formalité, il a débouché sur un séisme politique. Alors que le peuple était convié à avaliser sans mot dire l’édifice constitutionnel, il a lancé un «non» puissant, massif et résolu.
Le coup est sévère, les conséquences imprévisibles, et les risques évidemment immenses

. C’est un «désastre général» qui compromet «la construction européenne, l’élargissement, les élites, la régulation du libéralisme, le réformisme, l’internationalisme, même la générosité, déplore dans Libération Serge July dont l’emphatique déception confirme, par son excès même, combien sa position de patron de presse résolument favorable au traité se fait intransigeante, voire sectaire.

Tel un intrus irresponsable, inconscient de ses effets, presque illégitime, le «non» est donc venu troubler l’évidence et le bel édifice du «oui».
Le sens politique de l’événement dépasse largement l’objet du référendum ainsi que les petites luttes et les grands arrangements pour l’exercice et la conquête du pouvoir. Il s’agit de l’affirmation en acte de l’immense dissensus que masquait et condamnait au silence et à l’illégitimité la puissante logistique du consensus en faveur du «oui».

Selon Jacques Rancière, «la politique consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le commun d’une communauté». Sont en ce sens fondamentalement politiques les actions qui contribuent à introduire des sujets et des objets nouveaux dans le sensible de la communauté, à rendre visible ce qui ne l’était pas, ou à faire entendre la voix de ceux qui étaient sans voix.
Ainsi, la force politique du référendum du 29 mai réside moins dans le rejet du Traité constitutionnel que dans l’irruption intempestive et ravageuse (lors des débats préélectoraux puis dans les urnes) de ces voix qui avaient été ignorées, réduites au silence, ou considérées comme facultatives par les tricoteurs de constitution.

Entre le «oui» et le «non», le fossé est autant philosophique que politique. Pour le «oui», l’Europe a la valeur d’un universel : ce grand dessein d’union de peuples rassemblés pour faire advenir un espace de paix, de démocratie et de prospérité.
Or, le scrutin a révélé combien les grands principes qui nourrissent depuis plusieurs décennies les discours, les pensées et les actions des sphères dirigeantes du pays (médias, parlements, gouvernements, institutions, partis, syndicats, entreprises, etc.) viennent buter contre la dure réalité de la vie des peuples.

Le «oui» pour un idéal européen, pour une Europe virtuelle en somme, a succombé devant le retour de cet immense refoulé : la souffrance, la misère, l’exclusion, les délocalisations, la précarité, la rancœur, aussi, d’être laissé sur le bord du chemin et de n’être pas reconnu.

Au-delà de l’ancienne opposition droite-gauche, le «non» est l’expression d’une défiance vis-à-vis des discours de tous les pouvoirs en tant que machines fictionnelles ; il manifeste un rejet sévère de leur parole usée à force de promettre sans tenir, de chercher à masquer la réalité des choses par la magie des mots — des expressions comme «Plan de cohésion sociale» ou «Contrat d’avenir», par exemple, ne résistent pas à l’épreuve des faits, pas plus que les sempiternels engagements à éradiquer le chômage…

Les paroles des acteurs traditionnels des pouvoirs en France étaient trop usées, trop disqualifiées, pour soutenir le Traité. Les promesses de jours meilleurs dans une Europe renforcée par la ratification, l’affirmation que le compromis négocié était la seule voie de salut, les intimidations à la fin de l’Union en cas de refus, etc., toutes ces paroles sont restées sans effet. Au même titre que le rappel de leaders d’hier essoufflés et à la rhétorique décalée, ou que les contorsions médiatiques d’Hollande et Sarkozy posant ensemble en couverture de Paris Match pour mimer une union sacrée d’opérette…
Le référendum n’a pas été une sanction contre le seul président de la République, mais contre tous les pouvoirs, contre leur parole dévaluée.

Par leur vote, les sans voix ont fait entendre leur voix, ils ont transformé leurs cris de souffrance et de douleur sociales en voix audibles et intelligibles. La force politique de cet événement a instantanément balayé le gouvernement et, à n’en pas douter, elle a ouvert une période de turbulences en Europe. Les urnes ont rappelé ce principe simple mais oublié que l’union ne se construit pas contre les peuples.

André Rouillé.

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Raphaël Boccanfuso, Illustration non contractuelle à caractère d’ambiance, 2003. Bâche d’extérieur. 312 x 455 cm. Courtesy galerie Patricia Dorfmann, Paris.

Consuter :
— Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.
— Serge July, Chef-d’œuvre masochiste, Libération, 30 mai 2005.

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