ART | CRITIQUE

Parallaxes

PMuriel Berthou Crestey
@30 Nov 2009

Estefania Peñafiel-Loaiza a l’art d’extrapoler la puissance de gestes dérisoires: gommer, recadrer, mettre à l’index ou bien montrer. C’est à un véritable exercice de décentrement du regard que se livre cette jeune artiste équatorienne.

L’installation Sans titre (figurants) d’Estefania Peñafiel-Loaiza se compose de plusieurs éléments apparemment disparates, à l’instar de ses œuvres polymorphes. Accrochées aux cimaises ou bien disponibles en consultation libre, des pages de journaux métamorphosées par un acte d’effacement mettent paradoxalement l’accent sur la présence en creux de passagers médiatiques, de «figurants» clandestins.
Par le gommage, ils sont devenus des ombres chinoises blanches en négatif. Indépendamment de la puissance graphique de ces traces, le processus d’effacement conduit à s’interroger sur ces inconnus, perdus dans les copeaux de gomme comme dans la foule anonyme. Qui étaient-ils ?

De cette énergie folle employée par Estefania Peñafiel-Loaiza à prélever méticuleusement les silhouettes anonymes des «figurants» d’événements journalistiques, ne subsistent que des miettes emprisonnées dans de petites fioles numérotées, présentées séparément, sous vitrine, auxquelles répond, sur le mur, la liste des journaux dont les copeaux sont issus. Sont-il des gardiens de mémoire ? Une évocation de contes du génie dans la bouteille ? Ou bien cette petite armée de 200 fioles s’apparente-t-elle à un monument dédié aux soldats inconnus du quotidien?

Pour sa première exposition à la galerie Alain Gutharc, Estefania Peñafiel-Loaiza propose donc l’incarnation parfaite d’une phénoménologie du visible où l’observateur devient acteur de ce qu’il regarde, de ce qu’il vit.

Un léger murmure nous accueille, qui provient de la vidéo La Visibilité est un piège, une Å“uvre intimiste, aux saveurs aigres douces, où la lecture d’un aveugle s’accompagne d’un léger frottement du papier par sa main. Nous suivons le parcours de la main lacée sous un éclairage théâtral, en train de décoder les signes saillants des pages où se couche le fantôme du Panoptique de Bentham, derrière la plume de Foucault.
Le sens de cet alphabet codé se pare d’un halo de mystère, alors qu’il s’agit d’un acte de lecture quotidien pour les aveugles. Indépendamment de cette réflexion sur le visible, l’effleurement de la page se dote d’une sensualité nouvelle.

La démarche se prolonge dans l’œuvre Sous rature installée sur la cimaise du fond. Les pages de livres au texte en partie dissimulé sous une couche de suie délivrent un tout autre message. Comme une réminiscence des procédés photographiques du XIXe siècle, ce dispositif procède à une interrogation sur le signifiant. Des bribes de phrases composent une autre prose. Que devient le texte noirci, sinon une masse obscurcie permettant la révélation, par contraste, des zones laissées apparentes?
«Un livre est un grand cimetière où, sur la plupart des tombes, on ne peut plus lire les noms effacés», écrivait Proust. Ici, la disparition produit pourtant une forme d’extrapolation de ce qui reste visible, dévoilant un autre aspect du monde.

Une série de 28 photographies en couleurs, intitulée Parallaxes, évoque l’incidence du point de vue. Cette œuvre fait apparaître dans chacune des images une main tenant un cadre vide de diapositive, et proposant ainsi un recadrage à l’intérieur même du cadre de la photographie pour insister sur un détail particulier. Une parcelle de ciel bleu est ainsi découpée. Un fragment d’infini prend alors dimension humaine. Sur un autre cliché, une fenêtre à l’intérieur de la «fenêtre diapo» propose une mise en abyme, à la manière d’une énigme sans fin.

L’instantané de la photographie fut autrefois assimilé à celui de la guillotine. Cette métaphore est reprise dans Une veine de métal pur, composée d’un cadre de diapositive contenant en sa partie supérieure une lame d’acier pur, tel un couperet de guillotine. Au sol, une plaque d’argile craquelée est creusée par l’empreinte moulée par Estefania Peñafiel-Loaiza d’un socle de l’ancienne guillotine de la Rue de la Roquette.

Ces traces et ces prélèvements supporte toute une réflexion sur l’effacement. Le processus de soustraction devient alors un mode opératoire, redoublé ici par le dispositif scénographique. La sobriété de l’accrochage accentue le caractère solennel de ce travail, où la gravité éveille les associations visuelles du spectateur, témoin d’une âpreté contenue.

Liste des oeuvres
— Estefania Peñafiel-Loaiza, Parallaxes, 2009. Série de 28 photos couleur. 18 x 27,5 cm
— Estefania Peñafiel-Loaiza, Sans titre, 2009. Dessin à l’encre. 145 x 60 cm
— Estefania Peñafiel-Loaiza, Sans titre (figurants), 2009. Action, installation, archive: 200 fioles en verre, gomme à effacer, journaux. Dimensions variables
— Estefania Peñafiel-Loaiza, Une veine de métal pur, 2009. Support de diapositive, lame. 33 x 43 cm
— Estefania Peñafiel-Loaiza, Présent, imparfait, 2009. Argile. 126 x 46 x 4 cm
— Estefania Peñafiel-Loaiza, La Visibilité est un piège, 2009. Vidéo. 30’ en boucle
— Estefania Peñafiel-Loaiza, Sous rature #2, 2009. Suie, pages de livres, verre (204 éléments). 200 x 200 cm

Publications
— Henry-Claude Cousseau, Thierry Raspail, Cadrage, débordement : diplômés 2006 avec les félicitations du jury, Ecole nationale des Beaux arts, Paris, 2007.
— Pierre Alféri, Sophie Kaplan, Chhttt… Le merveilleux dans l’art contemporain, 2e volet, exposition CRAC Alsace, Altkirch, 2009.

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