ART | CRITIQUE

Panorama

PFrançois Salmeron
@20 Juil 2012

Organisée en collaboration avec la Tate Modern de Londres et la Nationalgalerie Staatliche Museen de Berlin, «Panorama» vient célébrer les 80 ans de Gerhard Richter. Cette rétrospective embrasse ainsi, via un formidable parcours, la carrière d’un artiste polymorphe qui aura abordé avec brio aussi bien art figuratif qu’art abstrait.

«Panorama» se déploie autour d’un espace central triangulaire fort original, où trônent notamment d’imposants monochromes gris, des panneaux de verre et des miroirs, œuvres parfois méconnues de l’artiste, mais qui résument en somme la démarche de l’exposition: y contempler plus de cent-cinquante œuvres protéiformes, certes, mais avant tout, se faire le témoin d’un parcours artistique hors du commun qui n’a de cesse, depuis plus de cinquante ans, d’interroger notre perception et le schéma de notre vision.

Suivant un parcours à la fois chronologique et thématique, «Panorama» débute par les œuvres des années 60, auxquelles Gerhard Richter a donné le nom de «photos-peintures». Se démarquant du pop art alors en vogue ou de l’art purement informel, Gerhard Richter compose ses premiers tableaux en se rapportant directement à des images de presse ou à des photographies qu’il aura lui-même prises.
Le crédo de l’artiste est alors relativement simple, en proposant une sorte de duplicata agrandi de clichés originaux. Et, parmi ces «photos-peintures», deux thèmes ressurgissent particulièrement: le consumérisme (Ferrari, rouleau de papier-toilette, étendoir), et l’histoire (plus particulièrement allemande), avec notamment l’Escadrille de Mustang qui replonge dans le passé nazi, en présentant des avions de la Seconde Guerre mondiale.

Mais, parmi ces diverses thématiques, notre regard perçoit une unicité dans la manière dont Gerhard Richter aborde sa pratique picturale: les «photos-peintures» se revendiquant comme des reflets de notre monde et de ses réalités historiques, sont toutefois porteuses d’un effet stylistique admirable et tout à fait original: le «flou». En frottant la peinture encore fraîche avec une brosse, Gerhard Richter crée ainsi un style propre. En effet, les flous s’effectuent sur les contours des formes représentées, ou résultent de larges passages horizontaux formant des sortes de bandes traversant la toile.

Ainsi, Gerhard Richter apparaît comme un peintre enracinant ses créations dans le terreau du réel. Il se détache par là des courants abstraits nés sous l’impulsion de Marcel Duchamp. C’est d’ailleurs ce dont témoigne Ema (Nu sur un escalier) qui se rapporte explicitement à l’œuvre de l’artiste français datant de 1912. Dès lors, le travail de Gerhard Richter n’a pas la prétention de balayer «l’histoire de l’art», comme le revendique Marcel Duchamp et, bien au contraire, il se veut porteur d’une tradition passée.
Par exemple, Gerhard Richter reprend à son compte l’héritage du romantisme allemand, en s’attachant à représenter le sublime dans la nature, que ce soit le ciel avec le triptyque Nuage, ou la mer avec Marine (nuageux). Par conséquent, l’œuvre de Gerhard Richter adopte aussi bien le portrait, avec tout ce qu’il comporte d’intime et de sentimental, que le paysage, représenté à la manière d’un panorama grandiose et mélancolique.

Pourtant, un premier «virage» apparaît vers la fin des années 60, et voit Gerhard Richter s’essayer à l’abstraction. Ici, il n’y a plus de message comme dans les «photos-peintures» qui pouvaient sonder ou critiquer nos sociétés modernes. Il n’y a plus non plus de figuration comme dans le portrait ou dans le paysage. Gerhard Richter se concentre alors sur la couleur, spécialement dans 1024 couleurs et Six couleurs, qui s’attèlent à représenter des nuances de couleurs dans des rectangles ou des carrés découpés à partir d’un ordre géométrique strict.

Cette peinture totalement dépouillée s’enrichit cependant dans les années 80, où l’on découvre alors des toiles bariolées et alambiquées. Composées de couleurs vives (Jaune-vert, Juin) et de grands gestes puissants faisant tantôt gicler la peinture dans des éclaboussures, tantôt la raclant à même la toile et révélant ainsi au spectateur les différentes strates dont elles se composent, ces œuvres atteignent souvent des formats monumentaux et apparaissent comme le fruit d’un très long processus de création.
En perpétuelle évolution, ces peintures n’obéissent pourtant à aucune véritable logique, et ne suivent aucunement un plan qui aurait été préalablement déterminé par l’artiste. Ces grandes toiles abstraites peintes par phases successives misent davantage sur la spontanéité du geste artistique. Et encore, la pratique de Gerhard Richter ne s’y résume pas totalement… Au milieu d’elles, nous retrouvons des œuvres figuratives à l’image de Bougie, dont la luminosité ahurissante nous fait littéralement vaciller.

Dès lors, l’une des grandes forces de l’œuvre de Gerhard Richter est d’avoir su visiter — et d’avoir épousé avec brio — deux tendances de l’art que l’on a pris l’habitude d’opposer radicalement — comme si art «figuratif» et art «abstrait» constituaient deux continents irréconciliables parmi lesquels un artiste est forcément obligé de trancher. Ce qui constitue donc la finesse de la démarche de Gerhard Richter, c’est de ne pas avoir cédé à ce dualisme forcé, et de continuer à explorer brillamment ces deux domaines.

D’une part, il explore un versant abstrait où il veut «laisser venir les choses au lieu de créer», en mélangeant les couleurs au hasard, en les étalant avec de grands racloirs en métal ou des planches en bois. Construction et déconstruction (grattage, arrachage) s’y mêlent pour donner des œuvres bien souvent impressionnantes.

D’autre part, sa pratique reste ancrée dans un certain «classicisme». Il revisite des paysages diaphanes et brumeux, aux ambiances mélancoliques, où ses techniques d’estompage font merveille. Il poursuit des séries de portraits de son entourage, notamment avec S. avec enfant (représentant son épouse et leur enfant dans ses bras), ou Betty (sa fille), ou bien encore Lectrice (son épouse). Là aussi, son travail sur le flou «adoucit» le réalisme de ses compositions et prête une «aura lumineuse» aux figures féminines de son proche entourage.

Enfin, son art ne reste pas focalisé dans la sphère de l’intime et demeure foncièrement préoccupé par les tragédies de l’histoire, et par certains de ses épisodes les plus sanglants. La série 18 Octobre 1977 relate effectivement la mort des membres de la Fraction Armée Rouge (groupe révolutionnaire allemand), à travers le portrait de leur cadavre, portrait qui rappelle les premières œuvres de Gerhard Richter, puisqu’il aura été composé d’après les photographies qu’en auront alors diffusées les médias.

Gerhard Richter reste aujourd’hui bel et bien actif et plus que jamais soucieux de son époque. Le tableau September renvoie à la tragédie du 11-Septembre en représentant les tours jumelles dans un flou caractéristique de l’artiste, tandis que l’impression numérique Strip, composée à partir d’un logiciel, interroge le développement des nouvelles technologies et la place de la peinture face à ces nouveaux médiums informatiques.
En perpétuel renouvellement, l’œuvre de Gerhard Richter continue donc à nous saisir, et à susciter en nous-mêmes un profond émerveillement.

Å’uvres
— Gerhard Richter, Ema (Nu sur un escalier), 1966. Huile sur toile. 200 × 130 cm
— Gerhard Richter, Bougie, 1982. Huile sur toile. 100 × 100 cm
— Gerhard Richter, Betty, 1977. Huile sur toile. 30 × 40 cm
— Gerhard Richter, Crâne, 1983. Huile sur toile. 55 × 50 cm
— Gerhard Richter, Betty, 1988. Huile sur toile. 102 × 72 cm
— Gerhard Richter, S. avec enfant, 1995. Huile sur toile. 41 × 36 cm
— Gerhard Richter, Chinon n° 645, 1987. 200 × 320 cm
— Gerhard Richter, Lis, 2000. Huile sur toile. 68 × 80 cm
— Gerhard Richter, 4 panneaux de verre, 1967. Verre et fer. 190 × 100 cm chacun
— Gerhard Richter, Sans titre (Trait), 1968. Huile sur toile. 80 × 40 cm
— Gerhard Richter, Peinture abstraite, 1992. Huile sur toile. 200 × 140 cm
— Gerhard Richter, Jaune-vert, 1982. Huile sur toile. 260 × 400 cm
— Gerhard Richter, Autoportrait, 1996. Huile sur toile. 51 × 46 cm
— Gerhard Richter, Tante Marianne, 1965. Huile sur toile. 100 × 115 cm
— Gerhard Richter, Juin, 1983. Huile sur toile. 251 × 251 cm
— Gerhard Richter, 1024 couleurs, 1973. Émail sur toile. 254 × 478 cm
— Gerhard Richter, Aladin, 2010. Émail sous verre. 37 × 50 cm chacun
— Gerhard Richter, Strip, 2011. Impression numérique sur papier contrecollée sur aluminium et sous Plexiglas (diasec). 200 × 440 cm

Parution
Gerhard Richter, Panorama. Catalogue de l’exposition, sous la direction de Camille Morineau, 2012. 24 x 32 cm. 304 pages, 300 ill. couleurs. 44,90 €

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