DANSE

Ouvrez !, Holeulone

PSmaranda Olcèse-Trifan
@05 Déc 2008

En guise d’apéritif, Sylvain Prunenec explore les petits riens de la vie quotidienne, sur un mode comique et expérimental, tandis que Karine Ponties donne à voir les inconscients du corps, dans une pièce troublante.

Sylvain Prunenec nous a habitué à une danse ludique, qui n’empiète en rien sur l’audace des expérimentations qu’il propose. La première soirée de la 11ème édition du festival Artdanthé s’est placée sous les auspices d’Ouvrez ! Danses apéritives et il est vrai que la programmation n’aurait pu être mieux agencée : une préparation à la danse, une mise en disposition conduisant, avec la proposition de la compagnie Karine Ponties, à une troublante plongée dans la densité de matériel et d’images que mobilise la danse.

Sylvain Prunenec, Ouvrez !

L’apéritif est « une boisson médicinale qui ouvre les pores, les canaux, les vaisseaux ». Il s’agit pour Sylvain Prunenec d’explorer, sur un mode burlesque, mobilisant des clichés en référence au cinéma, les déclinaisons que ce rituel de la vie quotidienne a connu à travers le temps : d’une pratique médicinale du XIVe, liée à toute une conception du corps et du monde basée sur la circulation des liquides et l’éther comme médium par excellence, à l’usage contemporain du verre d’alcool comme préparation au repas. Les deux danseurs font leur entrée sur le plateau derrière un guéridon à roulettes garni de bouteilles d’apéritifs.

Tout au long de la pièce, Sylvain Prunenec parvient à maintenir en tension ce duo sans tomber dans des schématismes binaires : quand l’un des danseurs s’adonne à l’exploration des espaces intérieurs et extérieurs au corps, dans des gestuelles très proches du mime, l’autre prépare tranquillement un verre ; puis les rôles s’inversent. La relation entre les deux danseurs se décline sur plusieurs modes -: toucher, action en proximité, action à distance (à travers l’air et le souffle), regard.

La danse s’introduit en tout cela de manière insidieuse, elle est là où on l’attendait le moins, et finalement, elle est partout. Sylvain Prunenec la cherche avec des gestes étudiés, savants. Un mouvement parasite s’introduit dans cet enchaînement de postures classiques, alors que son partenaire l’avait naturellement trouvée, dès son entrée en scène, dans une danse d’ivrogne, désarticulée, avec des membres rigides et des points d’équilibre très improbables, dans une déambulation hasardeuse qui passe d’un équilibre de fortune à l’autre.

La danse est surtout dans l’éther, ce mystérieux médium qui, selon les représentations de l’époque, permettait d’assurer la liaison entre les choses. Dans la pièce, cette mise en disponibilité, cette ouverture aux choses est comprise littéralement, et une séquence de mime très explicite et cocasse va l’afficher par la suite. Mais avant de s’adonner à tous ces exercices, Sylvain Prunenec va purifier l’air — il exécute des gestes de purification — par une ventilation dans les quatre directions comme pour les fumigations rituelles.

Car c’est à travers ce médium qu’on agit sur les choses et la danse prend forme entre les deux à partir d’une question de souffle : l’exercice d’une inspiration profonde permet à Sylvain Prunenec d’attirer Kerem Gelebek à lui ; le principe se renverse et avec de grandes extensions de la cavité thoracique, ce dernier commence aussi à respirer — expirer — et « souffle » son partenaire au bord du plateau. Le son de la voix fait aussi partie de cette dynamique de libération de flux : « Ouvrez ! Ouvrez tous les orifices, ouvrez tous les canaux !… » ; dans un moment d’extrême « ouverture », alors que son corps est bloqué dans une position d’écartèlement, la voix de Sylvain Prunenec se lève doucement, mais sûrement, pour porter et moduler les espaces intérieurs.

Ce premier duo de la soirée nous laisse avec l’image légère de deux gentlemen déjantés.

Cie Karine Ponties, Holeulone

Holeulone de la compagnie Karine Ponties nous propose une scénographie astucieuse. Une structure occupe le plateau : des boites imbriquées au sol forment une galerie souterraine, qui jouxte un plan incliné servant d’écran à la projection d’un film. L’ensemble constitue un plateau incongru et morcelé. Le film est une animation au graphisme étonnant et sensible du plasticien Thierry Van Hasselt, fait à partir d’encres délavées, de masses de densité qui se recomposent. C’est un dessin qui joue beaucoup sur la texture -— les tâches d’encre ou les traits de la plume. L’animation est conçue comme une perpétuelle transformation, un mouvement davantage exigé par la matière que par les formes. Dès les premières images du film, les taches d’encre liquides font penser à une pellicule brûlée par l’acide, comme on peut en voir dans le cinéma expérimental, et donnent la note de la projection et du spectacle entier, qui est un travail sur la matière.

La danse est contorsionnée, physique, violente par moments. Les membres des danseurs se tordent, recroquevillés, et semblent animés par une volonté propre et en rébellion. Un homme est assis dans la pénombre de la structure qui occupe le plateau ; on oublierait presque sa silhouette accablée et pensive quand subtilement une tête blonde le remplace ; ce changement de figure est comme un pressentiment, et un simple changement de lumière fait que l’homme retrouve son visage.

Les propositions en matière d’éclairages se montrent aussi très astucieuses. Il y va du jeu subtil entre la lumière du projecteur qui garde toute son intensité et l’atmosphère ambiante, laissant surgir dans l’obscurité environnante des masses corporelles. Il y va également de la consistance parfaite de l’ombre des corps projetée sur l’écran qui devient triple support : de l’image projetée, du corps du danseur, de son ombre qui a la même consistance que le personnage prenant forme dans les mouvements de l’encre, se faisant ombre aussi, ou grande tache informe toujours à la recherche d’un visage. Il y va aussi d’une séparation nette entre différents plans de la scène, ce qui donne à ce corps unique et schizophrène, formé des corps de deux danseurs, toute la puissance d’une image refoulée, enfouie dans les tréfonds de l’imaginaire. Un éclairage oblique fait ressortir toute l’étrangeté d’un buste d’homme et de sa tête — mimiques grotesques, grimaces, nœuds dans les muscles et un corps tout fait de tensions. Et une fois cette image inquiétante installée, une lumière frontale et neutre nous donne le revers de la médaille, et permet le retour peu rassurant de la situation : le même homme épuisé par un combat sans répit avec son double intérieur.

Le thème du double s’installe insidieusement, d’abord comme un pressentiment, ensuite par cette brèche dans l’unité spatio-temporelle du spectacle, introduite par la présence des images animées.
Dans l’image d’abord, qui joue sur le manque de forme précise d’un corps qui se constitue en tâche mouvante, ou d’une tête qui cherche désespérément son visage, ce qui devient plus explicite encore lorsque cette tête sans visage se divise en deux figures dont les traits semblent arrêtés pour un instant seulement.
Dans la danse ensuite, par les symptômes d’un corps qui n’arrive plus à coordonner ses membres, d’un corps dont nous comprenons qu’il est composé par les deux danseurs, corps schizophrène et morcelé. Cette image du double gagne la qualité même du mouvement toujours entrelacé et complémentaire, constitué des structures mobiles résultant d’une astucieuse imbrication des corps qui se portent et se laissent porter, soulever et jeter au sol dans une ritournelle à l’issue imprévisible. Car la force du double est démesurée, et même si l’homme arrive à repousser ses attaques, ce n’est que pour trouver un moment de répit, pendant lequel sont assaillant pourra rebondir et frapper là où ça fait mal.

Dans ces face-à-face troublants et l’énergie ludico-destructive appuyée par un rire blafard, attributs patentés du double maléfique, de la part sombre qui gît quelque part en chacun de nous, les invocations, les incantations de l’homme -— « Je suis bien ici, je veux y rester… tu es bien ici, tu vas y rester !… », « Je m’excuse, je demande pardon, je m’excuse, je demande… » -— ne pourront pas provoquer d’apaisement.
La puissance et le trouble que cette pièce parvient à soulever par moments réside autant dans les mouvements chorégraphiés et astucieux, que dans la co-présence des corps et de dessins dont la matérialité fluide et précaire, éphémère et fragile, est conjurée par la présence opaque d’un corps de danseur.
 

Sylvain Prunenec, Ouvrez !, duo, 2008, 35 min.

— Chorégraphie : Sylvain Prunenec
— Interprétation : Kerem Gelebek, Sylvain Prunenec
— Texte : Gildas Milin
— Musique : Manuel Coursin, Michel Guillet

Compagnie Karine Pontiès, Holeulone, pièce pour 2 danseurs et de l’encre animée, 2006, 55 min.

— Chorégraphie : Karine Ponties
— Interprétation : Eric Domeneghetty, Jaroslav Vinarsky
— Collaboration artistique et films d’animation : Thierry Van Hasselt
— Musique : Dominique Pauwels 

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