ART | CRITIQUE

Outside The Living Room

PAudrey Norcia
@10 Mai 2006

Quelle place est réservée à l’intime? Comment déjouer ou mettre à jour ces liens invisibles qui rapprochent la sphère publique du privé, ou les dissocient radicalement? La gb agency se confronte à ces interrogations contemporaines en déployant, dans un double espace-temps, l’exposition «Outside The Living Room».

Contempler une œuvre d’art, éprouver des sensations allant du plaisir au dégoût en passant par l’incompréhension c’est, en tant que regardeur, accomplir consciemment ou non le passage du public à l’intime (c’est-à-dire de l’œuvre donnée à voir à tous à une impression et une analyse personnelles) mais c’est aussi, et inversement, assimiler une part d’intime (celle de l’artiste) pour la digérer et la rejeter, l’extraire hors de soi. Comme une sorte de processus organique et naturel -applicable à tous les termes satellites de la «société»-, nous agissons et réagissons constamment sous les effets de ces va-et-vient qui nous situent comme être social.
«Outside The Living Room», à la gb agency, illustre sensiblement cette posture ambivalente, entre domaine public et domaine privé, caractéristique de l’espace d’une galerie. Car s’il s’agit bel et bien d’un lieu clos et privé, la galerie n’en est pas moins ouverte sur un public et sur un (des) extérieur(s) véhiculé(s) par le regard de ses artistes. C’est dans cette oscillation, et à partir d’elle, que s’équilibrent et se font écho les deux environnements de l’exposition de la gb agency: la morphologie de l’espace mime avec clarté ce glissement progressif (parfois imperceptible) de la sphère publique à la sphère privée, en nous conduisant d’une pièce spacieuse -propice à la réunion de personnes, et donc ici de productions artistiques (celles de Johanna Billing, Alban Hajdinaj, Pia Rönicke et Wael Shawky), à une autre plus intimiste -aménagée comme un espace domestique et cosy (avec les œuvres de Mac Adams, Robert Breer, Elina Brotherus, Alban Hajdinaj, Roman Ondak et Dominique Petitgand). La première salle plus neutre, au sens où elle accueille bon nombre de voix et de regards nuancés, finit par les fondre dans une atmosphère opaque et lisse; la seconde, puisqu’elle nous invite à partager un «chez soi» dévoile des détails décoratifs, des couleurs et des formes, des bruits et des anecdotes…Pourtant un dialogue s’établit entre elles; leur complémentarité tient dans l’impossibilité à demeurer fixes et indifférentes l’une à l’autre.

Le vaste espace de projection entraîne le visiteur accompagné d’artistes de différentes origines , à repenser ces notions d’intime et de public: à travers la richesse et la polyphonie de ces regards qui tous interrogent la société, le spectateur perçoit la perméabilité des deux sphères.

Ainsi dans Magic and Loss (2005 ; film 16 mm transféré sur dvd ; 16min52), on assiste vraisemblablement à une scène simple qui se déroule lentement: des hommes et des femmes, d’une trentaine d’années, semblent s’être fixé rendez-vous dans l’appartement vide d’un ami (ou d’un proche) afin d’en vider les effets. Banal déménagement? Ou douloureuse mise en cartons des affaires de l’ami disparu? En tout cas, quelque chose nous interpelle: liées par leurs gestes, répétitifs et monotones, comme répondant à un cérémonial strict, ces personnes sont réunies dans un même espace, pourtant aucune communication réelle n’existe entre elles.
Elles sont là ensemble, en étant ailleurs. Hommes, femmes vaquent à leurs occupations, remplissent leur devoir (d’ami ou autre) dans un lieu marqué d’une histoire personnelle mais où rien ne se produit. L’espace est devenu vide, habité d’allées et venues, de meubles démontés, d’objets empaquetés, déplacés…avec pour seule animation des bruits de scotch et de pas. Quelle différence alors entre l’intimité de ce lieu désormais inhabité et la rue? Des ballons accrochés aux fenêtres du premier étage, une bande de petits garçons sortant de cette fête d’anniversaire nous rappellent le sens du lien et de l’amitié.
A l’appartement la tâche est accomplie, tout le monde repart. L’artiste suédoise nous fait partager avec subtilité ses inquiétudes existentielles, sa peur de perdre l’être cher, en l’oubliant, en oubliant de le regarder, de le considérer alors qu’il vit, à ses côtés. Johanna Billing met en garde contre l’isolement, contre l’effrayante capacité des hommes à vivre côté à côte mais jamais ensemble.

Avec Wash and Go (2001 ; vidéo couleur, son ; 2min40), Alban Hajdinaj nous emmène à Tirana, sa ville natale. La vidéo fonctionne comme un slide show en boucle et se décline en deux temps, permettant le passage du privé au public, pressenti par l’intrusion de slogans publicitaires. Nous découvrons d’abord un appartement en désordre: des photographies montées en images courantes de la vie quotidienne se mêlent les unes aux autres (entrée encombrée, canapé-lit défait, vêtements éparpillés, cuvette de w.c, eau du robinet figée par l’objectif, petit déjeuner dans la cuisine, baignoire et linge suspendu) de temps à autres soutenues d’effets sonores (chasse d’eau tirée, café qui monte, douchette en action), pour finalement s’arrêter sur un détail de cet environnement modeste et s’y attarder.
Le plan est ainsi resserré sur une bouteille de shampooing, puis sur son étiquette au slogan «wash and go»: le zoom de la caméra isole le mot «go», et glisse ensuite sur le mot «away», extrait d’un autre slogan «The people you need are only a touch away».
Cette fois c’est un panneau publicitaire qui nous éloigne de l’appartement: à partir du cadrage qui s’élargit nous distinguons les rues de Tirana, révélant une ville dévastée, aux immeubles éventrés, des tas de ruines modernes qui scandent le paysage. Aux bruits d’intérieur familiers répondent les nuisances sonores de la ville, à la déshumanisation du tissu urbain s’oppose les détails d’un quotidien. Toutefois, il émane de ce collage de réalités une impression de trouble et d’abandon. Un appartement sans dessus dessous, une ville démolie: des espaces délaissés.

Dans The Cave (2005 ; vidéo couleur, son ; 15 min) Wael Shawky au contraire crève l’écran. L’artiste déambule dans un supermarché à Amsterdam, avec l’attitude d’un journaliste qui, en s’adressant directement à la caméra, débite un flux impressionnant de paroles en arabe.
Nous croyons voir un speaker vantant la qualité des produits et rappelant les offres promotionnelles du moment, absolument pas: l’artiste récite à bâtons rompus des passages du Coran, plus précisément le surat de «The Cave of the Seven Sleepers» — légende antique, reprise par des ouvrages religieux racontant l’histoire de sept hommes persécutés à Ephèse en 250 av. J.-C. qui, ayant trouvé refuge dans une grotte, s’aperçurent à leur réveil qu’ils avaient dormi deux cents ans et que le christianisme était devenu la religion dominante de l’Empire.
Sillonnant les allées, entre les produits laitiers et les rouleaux de papier toilette, en passant par les têtes de gondole de bouteilles de vin et de bière, l’artiste exécute une formidable performance en introduisant ce flot de récits religieux dans un temple de la consommation: il parvient à faire vaciller le rapport et la hiérarchie entre langage et religion, tout en soulignant l’absurdité des frontières fixées conventionnellement entre type de langage et type d’espace.

Ce cycle sur l’intime et le public, s’achève dans la première salle avec une vidéo assez réflexive de Pia Rönicke, Urban Fiction (vidéo, son, couleur ; 7 min). Dans ce story-board filmé, différentes strates de narration s’enchevêtrent et combinent ainsi divers documents (vignettes, plans en perspective, cartes et archives de cadastre) qui encadrent les apparitions d’un citadin de Los Angeles: sa voix incarne tour à tour les concepts de Le Corbusier et de Benjamin Constant, tandis que la structure même de la vidéo, reposant sur un balancement –balancement des images montées en vidéo, et balancement des manifestes architecturaux- emprunte au film Masculin/Féminin de Jean-Luc Godard.

Au gré du parcours du personnage s’installe donc cette conversation hypothétique entre la vision humaniste de Constant et celle plus puriste de Le Corbusier. Pia Rönicke fait ainsi revivre au quotidien les deux théories opposées mais indissociables. Il s’agit en quelque sorte d’une relecture physique de l’espace afin d’observer, avec l’expérience de la ville déroulée sous les pas de cet habitant, les résultats appliqués de ces codes de la modernité.

L’artiste en résidence à Los Angeles a donc fait le choix d’y confronter la théorie abstraite et sérieuse à la réalité parfois triviale du quotidien, assumée ici par le personnage (circulation en automobile, courses au supermarché, déjeuner au dinner, promenade au bord d’un lac): en-dehors du débat idéologique, Pia se sent avant tout concernée par l’incidence de la politique urbanistique sur le quotidien, par son empreinte sur la ville et ses habitants. En montrant sa fascination pour ces utopies révolues, elle en souligne le caractère désenchanté et nous alerte sur le rapport étroit existant entre l’individu et son espace, et nous ramène ainsi aux questionnements sur l’intime et le public.

La deuxième salle, plus petite et intimiste, nous introduit dans un agréable salon au mobilier pop: une petite chaîne hi-fi «comme à la maison» diffuse une bande sonore aux tonalités zen, celle de Dominique Petitgand, tandis qu’au rythme de gouttes d’eau et de notes de xylophone, s’agencent sur un écran des modules d’habitat, comme autant de cellules-legos, démultipliées à l’infini. Pia Rönicke, dans ce papier-peint de construction modulable, tend à accentuer le caractère interchangeable de l’espace en construction (ajout de protubérances, d’ouvertures, superposition de modules en largeur puis en hauteur), alors que l’homme qui l’habite, lui, n’a pas cette faculté d’adaptation à l’infini.
Confortablement installés dans l’un des fauteuils, nous laissons nos yeux vagabonder et s’arrêter sur les détails de cet intérieur. Sur de petites étagères reposent des bibelots d’Alban Hadjdinaj: d’un côté un couple de jeunes bourgeois de porcelaine chinoise, tout droit sortis d’une idylle pastorale, aidés d’un bonhomme chinois, de l’autre un couple de deux petits garçons, soutiennent chacun une horloge; ces objets kitsch -objets décoratifs d’une certaine époque et d’un mauvais goût certain, également repris par Jeff Koons- sont exposés ici par l’artiste comme objets-souvenirs.
Durant les années de communisme ces simples artefacts reproduits en série incarnaient l’Occident: interdits par le régime, on les gardait précieusement comme fétiches, enfermés dans un placard. Alban démontre comment, à travers ces babioles, un phénomène de mode (quasi planétaire) finit par envahir le quotidien, jusqu’à devenir symbole d’un mieux vivre.
Sur une estrade, se mouvant tranquillement, sept variations des Foaming Floats de Robert Breer: ces petits plots à la forme pleine d’une tasse à thé retournée, parfois seuls, parfois jumelés, ou se séparant d’eux-mêmes, vivent en totale autonomie. Leurs cheminements quasi imperceptibles sur l’instant, nous renvoient aux études de mouvement optique mais aussi au rapport à l’espace-temps.

Accrochés au mur, des collages de Robert Breer (dont deux séries appartenant à son dernier film sont une réponse au 11 septembre et à la course pour l’armement et la défense des Etats-Unis); non loin, deux photos de Marc Adams, comme un clin d’œil aux débuts de la photo narrative: c’est le regardeur qui fait lien entre ces deux images proposées (la première étant celle d’une chaise et d’une tasse dessus renversée, le lait répandu au sol, et la seconde représentant un chat paisiblement allongé): qui a renversé le lait? Le sens caché du quotidien devient sujet à toute forme de narration, les objets ordinaires revêtent une épaisseur d’ambiguïté.

Enfin deux photos veloutées d’Elina Brotherus, extraites de «Model Studies», ornent l’intérieur. L’une plus statique, proche d’une nature morte: une table au bois clair, des pommes disposées dessus, une femme de dos, en robe blanche, comme autant de présences transformées en absence, en silence. L’autre, comme un désir d’ailleurs , une échappée belle et nécessaire: une autre femme (mais en réalité toujours l’artiste comme modèle) se tient debout, appuyée à un rebord de fenêtre grande ouverte.

La langue de l’exposition, «Outside the Living Room», illustre enfin à elle seule cette relation entre public et intime. L’anglais qui circule d’une œuvre à l’autre, d’un artiste à l’autre –exemplaire dans Interview, conversation basique pour débutants en anglais entre Solène, Nathalie et Roman Ondak- est l’unique espoir de communication entre les peuples de Babel: le particulier, le personnel, la culture et tout ce qui a construit l’intime et le constitue s’efface pour une uniformité, une homogénéisation. Le risque est là: que le discours en une langue devienne pensée unique, globale, publique. Or, les œuvres proposées à la gb agency montrent qu’heureusement il n’en est rien.

L’anglais comme outil, le public comme sphère d’expression du particulier. L’intime demeure, et tente de vivre harmonieusement avec le public et ses risques.

Traducciòn española : Maïté Diaz
English translation : Nicola Taylor

Wael Shawky
— The Cave, 2005. Vidéo couleur, son. 15 mn.

Pia Rönicke
— Urban Fiction, n.d. Vidéo couleur, son. 7 mn.

Robert Breer
— Foaming Floats, n.d. Plots en mousse.

Elina Brotherus
— Deux photo extraites de la série «Model Studies».

Alban Hajdinaj
— Wash & Go, 2001. Extrait vidéo. Vidéo couleur, son. 2 mn 40.

Johanna Billing
— Magic & Loss, 2005. Extrait vidéo. Film 16 mm transféré sur dvd. 16 mn 52.

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