ÉDITOS

Orsay: une odeur de scandale

PAndré Rouillé

Faut-il rappeler les faits qui sont, dans leur triste banalité, révélateurs d’une ambiance d’époque. Deux parents en situation de grande pauvreté visitaient le musée d’Orsay avec leur fils âgé d’une dizaine d’années. Ils étaient accompagnés par un membre de l’association ATD-Quart Monde qui lutte contre l’exclusion des plus démunis en accordant une priorité à la connaissance et à la culture. Mais, dans la grande salle des Van Gogh, des visiteurs se seraient plaints de leur supposée mauvaise odeur. Un gardien ayant alors demandé au petit groupe de bien vouloir quitter le musée...

Faut-il rappeler les faits qui sont, dans leur triste banalité, révélateurs d’une ambiance d’époque. Deux parents en situation de grande pauvreté visitaient le musée d’Orsay avec leur fils âgé d’une dizaine d’années. Ils étaient accompagnés par un membre de l’association ATD-Quart Monde qui lutte contre l’exclusion des plus démunis en accordant une priorité à la connaissance et à la culture. Mais, dans la grande salle des Van Gogh, des visiteurs se seraient plaints de leur supposée mauvaise odeur. Un gardien ayant alors demandé au petit groupe de bien vouloir quitter le musée, l’accompagnateur d’ATD-Quart Monde arguant de l’illégalité d’une telle injonction, et de son inopportunité, a toutefois consenti à orienter la visite dans une partie moins fréquentée du musée. Mais les indésirables ont là eu affaire à quatre agents de sécurité qui les ont poussé vers la sortie, et clairement expulsé du musée.

Cet épisode aurait pu rester un cas parmi beaucoup d’autres de ces humiliations petites et grandes que subissent régulièrement les pauvres, les différents, les malchanceux de la vie. Comme si leur misère n’était pas assez pesante qu’elle devrait en quelque sorte toujours leur être rappelée. Comme si l’humiliation était un tribut dont les pauvres devraient quotidiennement s’acquitter.
Mais cet épisode-là était trop violent et trop emblématique, trop fortement injuste dans sa banalité même, pour disparaître dans la longue liste des vexations ordinaires. C’est ainsi que la presse, la radio, les sites internet, les réseaux sociaux, s’en sont avec raison amplement emparé.

Ainsi devenu événement, l’épisode a fait éclater cette redoutable vérité que la discrimination demeure vive, et même viscérale, dans les sphères les plus élevées, et supposément les plus raffinées, de la culture et de la hiérarchie sociale. Dans ce petit théâtre de la vérité qu’a de façon impromptue planté l’événement dans son accomplissement et dans ses prolongements, des personnages se sont découverts.

Il faut bien regretter qu’en la circonstance la ministre de la Culture n’ait pas été mieux inspirée. Pas la moindre réserve sur les méthodes des vigiles qu’elle a totalement soutenus: ils n’ont pas commis de «faute morale», ils ont au contraire «fait leur travail en ce sens qu’ils ont préservé la possibilité aussi pour ces personnes [sans précision] de visiter le musée dans des conditions plus dignes» (Public Sénat, 30 janv. 2013).
Pas la moindre compassion non plus, ni la moindre allusion à l’humiliation, et à la honte immense qu’ont dû éprouver les parents d’être accusés en public du crime de puer, et de se faire expulser manu militari avec leur fils. Une honte ajoutée à la misère.
Car pour les pauvres, Madame la Ministre, pour ceux qui n’ont pas de domicile fixe, de sanitaires facilement accessibles, d’armoire et même de lit à eux, la propreté est un combat de chaque instant. Et l’odeur plus encore, car les mauvaises odeurs résistent à la propreté. Elles s’imprègnent dans la profondeur des vêtements les mieux lavés, inscrivant dans leurs fibres les états de misère. Au point que certains hommes et femmes en grande précarité, le savez-vous Madame la Ministre, sont obligés, pour se rendre à des entretiens d’embauche, de se faire prêter des vêtements sains — non contaminés par la malodorante misère.

Il est vrai que vous avez au ministère de la Culture a engagé des actions en faveur des personnes défavorisées, et que vous avez vous-même accueilli récemment 400 bénéficiaires d’associations caritatives — Emmaüs, Restos du cœur, Secours populaire — dans de grandes expositions parisiennes. Le musée d’Orsay mène de semblables actions. Mais ceci n’excuse pas cela que des pauvres se sont fait éjecter du musée sans bénéficier du moindre égard de la part des autorités. Sans même que vous exprimiez l’intension de vous enquérir de leur version des faits, et de faire en sorte que leur parole soit entendue.

Il semblerait donc que, pour les élites et les responsables (en l’occurrence socialistes), les pauvres n’existent que dans l’inhumanité d’une masse anonyme et muette, comme un problème à traiter, une action à mener, voire un sujet politique, mais non en tant qu’individus, femmes et hommes qui vivent, parlent, pensent et souffrent d’être si malmenés au sein de la République.
L’épisode du musée d’Orsay a en effet mis en lumière la violence de la spirale de l’exclusion qui peut s’enclencher et s’emballer dans les moments les plus apaisés, et les situations les plus positives. Alors, l’expulsion du musée vient, pour les victimes, s’ajouter à la privation de leur droit à l’art et à la culture, à leur marginalisations (dans la République) et leur exclusions (de la vie sociale et économique). L’expulsion jette une lumière crue sur le fait que les sans-droits sont aussi sans-voix, niés dans leur identité, dans leur humanité même.

En effet, «Vas-t’en, tu pues!», cela n’a rien à voir avec l’odeur, c’est l’une des plus violentes et archaïques manières de rejeter l’autre, de le stigmatiser dans sa différence, d’en faire un bouc-émissaire. De l’accuser de tous les maux, et de le priver de tous les droits, y compris, en l’occurrence, du droit à l’art. Mais aussi de lui dénier le statut d’«humain», comme cela apparaît sur internet à la lecture des nombreuses réactions suscitées par l’«affaire» — réactions sans doute guère différentes de celles des visiteurs du musée d’Orsay au moment des faits.

A part de salutaires exceptions, on assiste en effet à un déferlement de haine à l’encontre des expulsés du musée, et plus généralement des pauvres, dans le droit fil d’une longue et triste histoire des exclusions racistes fondées sur l’odeur, au siècle dernier contre les juifs, aujourd’hui contre les arabes, et récemment encore contre ladite «racaille» des banlieues qu’il fallait éliminer au karscher. Bien que la mauvaise odeur soit moins liée à la saleté qu’à la différence, les stéréotypes ordinaires tissent inlassablement la fausse évidence du contraire.

«La première dignité de l’homme est de s’occuper de soi, et cela prime sur une visite au musée», affirme un commentateur qui conditionne le droit à l’art à la propreté. En effet, acquiesce un autre qui, à partir du fait que «même les chats et les oiseaux se lavent», déduit que la saleté fait plonger l’homme dans un état d’inhumanité infra-animale. En somme, «la crasse n’étant pas une affaire de situation sociale», elle est injustifiable.

Qu’elles soient violentes ou relativement modérées, ces réactions assimilent abusivement la mauvaise odeur à la crasse et à la pauvreté. Mais elles trahissent surtout une double angoisse d’aujourd’hui, celle de la pauvreté et de l’exclusion. Une angoisse qui hante les esprits («On est à l’abri de rien, on ne sait pas où l’on va!», déclarait récemment un employé d’une entreprise menacée de fermer), et dont la malheureuse famille expulsée a été malgré elle l’intolérable spectre.

Au lieu de réduire l’évènement d’Orsay à «une affaire strictement personnelle, qui est regrettable, qui n’a concerné qu’un cas, […] un visiteur qui avait un certain nombre de problèmes»; au lieu de l’aborder technocratiquement de l’unique point de vue du musée et de son personnel; au lieu d’ignorer scandaleusement ces «affreux, sales et méchants» (Ettore Scola) de pauvres; la ministre de la Culture aurait été mieux inspirée de reconnaître en eux une part de la douloureuse vérité de la France d’aujourd’hui, et de leur rendre à ce titre, et au titre de la dignité qui a été la leur, un hommage public. Mais il lui aurait fallu un brin d’adresse politique et de bonté du cœur.

André Rouillé.

On peut comparer l’épisode du musée d’Orsay avec la célèbre visite au Louvre où Emile Zola, dans L’Assommoir, fait aller, courir et se perdre les invités à la «noce» de Gervaise. Si Zola décrit l’écart qui sépare la «noce» des habitués du musée, le hiatus culturel et comportemental ne génère ni agressivité ni rejet, seulement de la curiosité et de l’ironie, mais aussi une certaine sollicitude de la part des gardiens.

Emile Zola, L’Assommoir, ed. Gallimard, La Pléiade, p. 446-447
«Le bruit avait dû se répandre qu’une noce visitait le Louvre; des peintres accouraient, la bouche fendue d’un rire; des curieux s’asseyaient à l’avance sur les banquettes, pour assister commodément au défilé; tandis que les gardiens, les lèvres pincées, retenaient des mots d’esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect, traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le piétinement d’un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie des salles. La noce faisait un vacarme énorme […].
— On ferme ! On ferme ! Crièrent les voix puissantes des gardiens.
Et elle faillit se laisser enfermer. Il fallut qu’un gardien se mît à sa tête, la reconduisit jusqu’à la porte. Puis dans la cour du Louvre, lorsqu’elle eut repris ses parapluies au vestiaire».

— L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

— Les paroles de la ministre de la Culture ont été prononcées à la télévision Public Sénat, dans l’émission «L’invité politique» du 30 janv. 2013.
Consulter la vidéo de l’émission de Public Sénat.

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