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Opération Koons à Versailles

PAndré Rouillé

Ça commence donc très fort la rentrée artistique en France : des Koons à foison dans les plus hauts lieux du patrimoine national. Au château de Fontainebleau, un peu, avec «une installation modeste, subtile, très respectueuse des lieux» (Bernard Notari). Mais surtout, le château de Versailles accueille jusqu’en décembre, dans les appartements royaux et les jardins, dix-sept œuvres du très people, très cher, très kitsch, et très sulfureux (assagi) artiste-entrepreneur américain Jeff Koons.
Coût de l’opération : 1,9 million d’euros financés par l’établissement public (300 000 euros) et surtout par les collectionneurs privés, en particulier François Pinault, propriétaire de Split Rocker, une sculpture de douze mètres de haut recouverte de 100 000 pensées et pétunias, dont l’installation coûte, à elle seule, 800 000 euros

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On verra donc pendant trois mois un gros homard en aluminium rouge  pendu au plafond du salon de Mars (Lobster, 2003), un bouquet de fleurs en bois polychrome dans la chambre de la Reine (Large Vase of Flowers, 1991), un lapin en acier dans le salon de l’Abondance (Rabbit, 1986), un miroir en acier poli dans la galerie des Glaces (Moon, 1995), etc. Mais aucune œuvre nouvelle, il paraît que cela aurait coûté trop cher.

Voici apparemment une bonne opération à mettre à l’actif du ministère de la Culture, qui, grâce à une palette de généreux mécènes, accueille à moindre coût la première grande exposition personnelle en France de cette vedette du marché de l’art international. N’expérimente-t-on pas là la politique ministérielle de mécénat culturel, de collaboration entre le public et le privé ?

Pas si sûr…  Parce que les questions que soulève cette exposition risquent d’en ternir l’éclat —  sinon le clinquant. Jean-Jacques Aillagon, actuel président du domaine de Versailles, a été nommé après avoir assuré la direction du Palazzio Grassi, ce joyau vénitien que l’homme d’affaires François Pinault a acheté pour abriter une partie de sa collection après avoir, de façon tonitruante et guère amène, abandonné son projet d’installer une fondation à Paris sur l’ile Seguin, à l’emplacement des anciennes usines Renault.

Or, la proximité des deux hommes est trop connue pour ne pas alimenter des soupçons de collusion d’intérêts. En juin 2007, peu avant que Jean-Jacques Aillagon ne parte pour Versailles, François Pinault lui aurait dit : «Avec tous les jardiniers que vous avez, vous allez pouvoir exposer mon Split Rocker!» (Le Monde, 6 sept. 2008). Comme on ne peut rien refuser à un tel ami et ex-employeur, le Split-Rocker aux 100 000 fleurs est aujour’hui la pièce maîtresse de l’exposition versaillaise…

Jean-Jacques Aillagon s’est légitimement offusqué (AFP, 9 sept. 2008) d’être la cible de tels soupçons, et a jugé «très désobligeant» et «blessant» que soient mises en doute sa «moralité» et sa «probité». Comme si cette ligne discursive n’était pas assez inopérante, il a lui-même contribué à attiser les soupçons en se justifiant :  «Je ne travaille plus pour François Pinault. Je suis autonome. Mais nous avons une relation d’amitié […]. Il va de soi que je n’ai pas programmé l’exposition pour m’enrichir personnellement […]. La cote de Jeff Koons n’a pas attendu l’exposition à Versailles pour grimper à des niveaux peu communs», etc.
Tout cela est évidemment vrai. Mais ne l’est pas moins, comme il l’admet également, qu’exposer un artiste peut avoir un «effet induit et second sur la valorisation de son travail». Tout est là.

En arrivant à la tête de Versailles, Jean-Jacques Aillagon pouvait ainsi, en toute liberté et autonomie, contribuer à combler cette lacune dont Jeff Koons était supposé être en France la victime. Lacune, qui ne semblait pourtant pas affecter outre mesure le public de l’art; lacune, dont rien ne dit qu’elle ulcérait tant Jeff Koons; lacune, qui n’avait pourtant pas auparavant sauté aux yeux de Jean-Jacques Aillagon, ni quand il était président du Centre Pompidou, ni quand il était ministre de la Culture.
Nul ne reprochera donc à Jean-Jacques Aillagon de s’être «personnellement» enrichi, mais nul de doutera que l’«effet induit et second» d’une exposition personnelle de Jeff Koons dans le cadre prestigieux du château de Versailles enrichira les collectionneurs, dont François Pinault est l’un des principaux.

L’exposition sera assurément brillante. Mais elle vaudra aussi comme cas d’école sur le fonctionnement du mécénat culturel privé-public dans la France d’aujourd’hui.
Un grand collectionneur fortuné, qui s’est offert les services et la compréhension — sinon la docilité —  d’un acteur de très haut rang de l’art contemporain, le laisse partir pour prendre la tête d’un site prestigieux de culture, non sans lui avoir discrètement suggéré le projet d’organiser une importante exposition d’un grand artiste.
Peu après, le collectionneur, métamorphosé en mécène, rassemblera un panel des principaux collectionneurs dudit artiste qui vont prêter les œuvres, prendre en charge l’essentiel des frais, et offrir aux moindres coûts à la France une exposition prestigieuse.
A charge au maître des lieux de faire, en toute probité, accepter cette offre séduisante.

Il n’y a évidemment là rien d’illégitime ni d’illégal. Mais seulement ceci qui, du point de vue de la culture et de l’art, n’est pas mineur : on a moins là affaire au montage d’une exposition, dont l’art serait le fil directeur, qu’à d’une opération financière, dont la spéculation est le moteur.
Car les généreux mécènes-collectionneurs n’ont investi dans l’opération qu’en vue d’en tirer de justes retours sur investissements.
Quant à la prestation, elle satisfera certainement les visiteurs et figurera honorablement dans les bilans du ministère de la Culture et de ses responsables.

Mais il n’est pas certain que l’art y gagnera beaucoup dans sa capacité à émouvoir, à faire éprouver, ressentir, percevoir quelques unes des intensités du monde d’aujourd’hui.
Car la spéculation financière entraîne tout ce qu’elle touche dans sa surenchère quantitative: l’artiste le plus célèbre, les cotes les plus élevées du marché, le lieu le plus prestigieux, le directeur au parcours le plus brillant, les œuvres les plus extravagantes, la logistique artistique la plus grosse (Jeff Koons emploie en permanence près de 100 personnes), etc.
Tout cela est assurément une bonne matière à business, mais moins certainement un contexte artistique favorable.

Le risque est grand que cette frénésie spéculative affecte les œuvres dans leur sensibilité, leur réceptivité, leur capacité à résonner avec le monde, la spéculation ossifiant les œuvres en marchandises, et dissolvant leur valeur artistique dans leur valeur d’échange.
Il est à craindre que cette opération creuse la distance entre l’art et le monde, et accélère l’autisme de l’art vis-à-vis du monde.

André Rouillé

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