ÉDITOS

Open frame, ou la politique de l’esthétique

PAndré Rouillé

Le second volet de l’exposition de photographies et de vidéos «Open frame», au Centre régional d’art contemporain de Sète, approfondit la réflexion précédemment engagée sur l’art et la photographie, et sur quelques unes de leurs façons d’explorer le monde, de s’ouvrir à lui. Alors que la photographie canonique, telle qu’elle est pratiquée par le reportage, a noué avec le monde un lien fondé pour l’essentiel sur le temps, les artistes emploient le matériau-photographie plutôt dans une approche de l’espace...

Le second volet de l’exposition de photographies et de vidéos «Open frame», au Centre régional d’art contemporain de Sète, approfondit la réflexion précédemment engagée sur l’art et la photographie, et sur quelques unes de leurs façons d’explorer le monde, de s’ouvrir à lui. Les photographies d’artistes ainsi présentées font apparaître assez précisément certaines des différences qui les séparent des clichés de la photographie canonique, telle qu’elle est notamment pratiquée depuis près d’un siècle par le reportage. Alors que celui-ci a noué avec le monde un lien fondé pour l’essentiel sur le temps, les artistes emploient le matériau-photographie plutôt dans une approche de l’espace. Les clichés saisis à la volée, pris sur le vif, ou à l’instant supposé »décisif» d’actions et d’événements, sont ici totalement absents.

Ouvrir artistiquement le cadre de la photographie pourrait ainsi consister à passer du (supposé) «ça-a-été», dont Roland Barthes a fait son crédo, à l’exploration et l’expérimentation de sites, de lieux et d’objets assez pertinents pour permettre de se situer dans le monde et de le penser. L’attention porterait alors moins sur la saisie temporelle que sur la position spatiale.

Le temps, l’espace; saisie temporelle, position spatiale: ce sont deux types radicalement différents de rapports au monde, de protocoles représentatifs, de régimes esthétiques, et bien sûr de vitesses et de modes de circulation des images.
Le festival du photoreportage «Visa pour l’image», à Perpignan, est devenu l’un des temples de la photographie-temps telle que la pratiquent les reporters dont l’attention se porte sur des événements assez spectaculaires, sensationnels ou dramatiques pour trouver de l’écho dans la presse de la société du spectacle. Ils documentent moins le monde qu’ils ne le théâtralisent. Ils informent moins le public qu’ils ne sollicitent sa compassion.

Le fonctionnement de la photographie de reportage place les images sous la dictature du temps. Les reporters en mission n’interviennent que secondairement sur l’espace: le lieu étant fixé par l’événement, et le point de vue par un faisceau de contraintes telles que la demande des agences et du marché, l’action des responsables de communication, le système des accréditations, etc. Le tout avec un impératif: toujours plus près, plus vite, plus direct, plus explicite, plus extrême, plus théâtral, voire plus dramatique.
La vitesse et l’hyperbole visuelle, qui sont des effets de la dictature du temps sur la pratique et les formes de la photographie de reportage, définissent un rapport stéréotypé — impensé — au monde. Une manière de fermeture.

C’est précisément à une déconstruction de la fausse naturalité de la posture du photoreportage que procède la démarche artistique de Bruno Serralongue, qui était présent dans le premier volet de l’exposition. C’est ainsi qu’il se rend à un concert de Johnny Hallyday aux États-Unis par ses propres moyens, sans accréditation de presse, et muni d’une lourde chambre photographique de studio totalement inadaptée aux conditions du reportage. Aussi arrive-t-il en retard, à contretemps de l’événement, sans autorisation d’en photographier l’épicentre, et ralenti dans son action par le poids de son matériel…
Mais le protocole artistique ainsi conçu mine la tyrannie du temps qui s’exerce sur la photographie de presse, jette le doute sur la notion d’«instant décisif», et sur celle même d’événement. En se plaçant délibérément hors-temps et hors-champ de l’événement, dans ses marges, Bruno Serralogue peut librement en capter les effets et résonnances sociaux, politiques et humains auxquels la machine médiatique reste sourde et aveugle.

Plus radicalement encore, nombre d’artistes contemporains se servent de la photographie hors de toute situation d’urgence et d’instantanéité, et même de toute présence et d’action humaines.
La figure du mur est à cet égard signifiante dans sa récurrence. Trois grands tirages noir et blanc du sud-africain Santu Mofokeng représentent les murs austères de la cour des prisonniers politiques de Robben Island, où Nelson Mandela a été enfermé durant de nombreuses années. A proximité, une série de Meir Wigoder est consacrée à la construction du mur derrière lequel Israël isole la Palestine, tandis que la haute et plate façade d’un building de banque photographié à Brasilia par Andreas Gursky dresse, telle un immense mur de verre, la froide domination de la finance.

Loin des spectacles éphémères tour à tour futiles et dramatiques de l’actualité, ces œuvres explorent et redécoupent photographiquement l’espace, rendant visibles des sujets et des objets qui ne l’étaient pas, et façonnant ainsi des regards politiques sur le monde.

Pour sa série de photographies de miradors israéliens situés en Cisjordanie, l’artiste palestinien Taysir Batniji a dû recourir à un protocole de contournement. Interdit, en tant qu’habitant de Gaza, de se rendre en Cisjordanie, il a confié à un photographe le soin de réaliser les clichés à la manière de l’esthétique dite «documentaire» adoptée par les artistes allemands Bernd et Hilla Becher pour dresser, à partir des années 60, l’inventaire photographique des bâtiments industriels en voie d’obsolescence.
Comme les châteaux d’eau ou les hauts fourneaux des Becher, les miradors de Taysir Batniji sont donc en noir et blanc, uniformément centrés dans l’image, et accrochés au mur dans des cadres posés bord à bord en trois rangées de quatre.
Toutefois, si la rigueur esthétique déjoue bien le spectaculaire et l’éphémère des photographies d’actualité, si la référence formelle aux Becher ancre la série dans l’histoire de l’art moderne, si elle suggère l’idée d’inventaire et de neutralité documentaire, la modeste qualité de cadrage et de netteté des clichés fait directement signe vers les conditions de leur réalisation, et dériver la série du côté d’une «politique de l’esthétique» (Jacques Rancière).

C’est en inventant des dispositifs esthétiques singuliers que la photographie peut sortir de sa fermeture, de la dictature du temps, de la répétition des mêmes protocoles éprouvés pour leurs efficacité et rentabilité commerciales et spectaculaires.
Avec la vidéo, les artistes doivent également concevoir des dispositifs pour produire de la vérité, comme l’a fait exemplairement l’artiste iranienne Ghazel dans sa vidéo Road Movies consacrée au périple de quarante cinq jours qu’un jeune garçon de 16 ans sans papiers a connu pour passer clandestinement d’Afghanistan en France.
Après avoir accepté de collaborer à une performance avec Ghazel, le garçon s’est désisté en ces termes: «Je ne veux pas raconter une fiction. Si je dis la vérité, personne ne me croira. Ils vont dire: il est fou. Car les gens regardent trop de films de fiction. Et ils vont dire que mon histoire est aussi un de ces films».

Pour déjouer les pièges de la fiction et du spectacle, et pour abolir tout pathos, Ghazel a conçu, en l’absence du garçon, un dispositif d’une extrême rigueur et d’une totale neutralité esthétique: vue de dos, elle liste à l’aide d’un marqueur sur un tableau blanc les étapes de ce «road movie» clandestin et forcé entre Kunduz et Paris via l’Iran, la Turquie et la Grèce. L’action répétitive d’écrire, et d’effacer pour lister encore, est enregistrée en vidéo noir et blanc, en plan fixe, en temps réel, sans autre son que le crissement du stylo sur la surface du tableau.
A l’opposé de l’emphase spectaculaire, l’intensité et la force politiques de l’œuvre résident dans sa rigueur et sa pertinence esthétiques, mais aussi dans sa façon de faire symboliquement vivre au spectateur l’expérience du périple au travers de l’expérience en temps réel de sa transcription scripturaire dans l’espace du tableau.

André Rouillé

Référence des œuvres
— Taysir Batniji, Watchtowers, 2008. 26 photos noir & blanc. 50 x 40 cm
— Ghazel, Road Movie, 2010. Vidéo. 17 min 48.
— Andreas Gurski, Brasilia, Banksektor Nord, 1994. 1 photo couleur. 186 x 226 cm. Courtesy Ringier Collection, Suisse.
— Santu Mofokeng, Robben Island, 2002. 3 photos noir et blanc. 100 x 150 cm. Courtesy Carlier-Gebauer, Berlin
— Meir Wigoder, Vigilance and Delay: The Israeli-Palestinian Separation-Wall Project, 2001-2005. 10 photos couleur. 32 x 47 cm

Open frame
Centre régional d’art contemporain de Sète
Commissariat Joerg Bader & Noëlle Tissier
2e volet: 22 avril-12 juin 2011

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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