DANSE

Oni, Les Grands désirs des dieux

PNicolas Villodre
@08 Déc 2008

Causant parfaitement parigot, Shiro Daïmon a, depuis les années 70, tenté le mélange des genres entre nô, kabuki, butô, jazz moderne et, disons pour aller vite, danse « contemporaine ». Paris-Tokyo, allers-retours...

À la Maison du Japon, l’heure c’est l’heure. Comme à la Cinémathèque du temps de Langlois, au TNP à l’époque de Vilar, dans les cinoches proches de la gare de Stuttgart, les retardataires ne peuvent avoir accès au programme une fois closes les portes du tréfoncier. Et sont assez sévèrement sanctionnés : condamnés à mater sur l’écran plat ambiançant le hall d’accueil la vidéo-surveillance de la représentation se déroulant pratiquement au même moment, à quelques millisecondes près, dans les entrailles du bâtiment conçu par Jenifer, Kenneth Amstrong et Masayuki Yamanaka. Ce qui, heureusement, n’a pas été le cas pour nous, cette fois-ci du moins.

Oni relève de l’Ovni. Inspiré de l’univers fantasque et de la poésie 1900 de Ryûnosuke Akutagawa, le spectacle fusionne tout ce qui peut l’être : musique, chant, danse expressionniste, ballet néo-classique, butô, théâtre kabuki, défilé de mode, art circassien, sprechgesang para-nô, on en passe et des meilleurs. Le point faible de cette opération opératique réside d’ailleurs dans sa richesse. « Trop de »… « tue le »… On le sait, maintenant, on nous l’a assez seriné.

Les orientaux sont comme tout un chacun. Vous avez les minimalistes, les spartiates, les austères, qui ne se marrent d’ailleurs pas tous les jours, et les autres, les byzantins, les luxuriants, les amateurs tout fous de tofu et de touffu.

Shiro Daïmon est un peu comme cela, également. Aussi oscille-t-il d’un extrême à l’autre. De la lenteur exceptionnelle à la brusque tension, de l’immobilité totale à la fébrile accélération, du silence absolu aux stridences hystériques du chanteur-tambourinaire Shônosuke Ôkura, surnommé par certains Dr Nô.

Malgré quelques points de détail agaçants -— l’accompagnement sonore, qui ne cherche ni à innover ni à surprendre mais demeure fidèle à l’idée qu’on se faisait de la « musique contemporaine » dans les années 60, du temps de Boulez et des Percussions de Strasbourg ; le look que le directeur artistique de la compagnie s’est cru autorisé à donner au danseur-étoile Jean Guizerix, qui rappelle celui d’un certain Elvis le Pelvis, période Karatéka-Tiger Man-Kung Fu Master, le turban sur le front en prime ; un ou deux doublons dans des solos manquant de ce fait de « variation »  —, le spectacle était dans l’ensemble intéressant.

L’argument est emprunté au conte Jigoku-hen (Figures infernales) que le nouvelliste Akutagawa publia en 1918 et dont le dessinateur ou mangaka Ikegami tira un comics à succès il y a une dizaine d’années. Le récit est prétexte à une interrogation sur le rôle éminemment politique de l’art.

Si l’on a bien compris ce que nous a narré la chanteuse-récitante-biwaïste Shisuï Arai, un seigneur garde captive la fille d’un peintre, personnage laid comme Socrate, mais grand artiste. L’enfant se refuse au despote qui commande vicieusement au peintre un paravent représentant l’enfer ; le rapin exige alors un modèle de femme livrée aux flammes, plus vraie que vraie ; ce que l’autocrate accepte en immolant avec cynisme la fille de l’artiste. Ce dernier, après avoir produit son chef d’œuvre, finit par se suicider…

Les costumes en lin brut de Shiro Daïmon sont des plus seyants, les éclairages de M. Nicolas, qui tire parti des passerelles métalliques de la cage de scène projetées au sol sous forme de rais lumineux, sont convaincants, comme toujours, les emportements de Mme Arai et ses grands coups de plectre rageurs relancent au bon moment l’intérêt de la chose, de belles images, qui ne se contentent pas d’être d’Epinal, illustrent joliment le récit légendaire d’Akutagawa.

Tel un démon, Daïmon descend des cintres, enveloppé de plusieurs couches de toile, de divers langes de linge, le bras droit levé au ciel. Une fillette marche lentement de jardin à cour. Le vieux chorégraphe demande alors en français : « Dites-moi l’avenir de cette jeune fille. » La conteuse lui répond en nippon, suppléée par le joueur d’Otsuzumi, la percussion traditionnelle du théâtre Nô, soutenue par les notes graves du piano aqueux manié par François Rossé et les chorus d’Eric Fischer, expert en clarinette basse et joueur de PC.

Guizerix se risque à produire une suite de mouvements de Tai-chi-chuan sortis de leur contexte martial, pour la seule beauté du geste. Plus loin, il accompagnera Satchie Noro dans deux doux pas de deux, la faisant sortir de ses gonds, décoller de ses pointes, la retenant par la nuque pour l’empêcher de chuter brutalement. La jeune femme, formée à la gestuelle romantique par Wilfride Piollet (qui assistait à la représentation), produit vers le finale un effet bœuf, un choc esthétique digne des plus grands numéros de cabaret.

Shiro Daïmon, la chevelure défaite, sorte de Geronimo de la danse, aura tout de même le dernier mot ou, si l’on veut, le dernier geste dans un solo au style wigmanien, en serrant contre sa poitrine avec, il faut bien le reconnaître, un sens du pathos, les guenilles de la jeune fille, avatar de l’élue d’un sacrifice hivernal.

— Danseurs : Satchie Noro, Jean Guizerix, Shiro Daïmon, Yumi Rigout
— Musiciens : Shônosuke Ôkura (tambour ou ôtsuzumi), Shisuï Arai (luth ou biwa)
François Rossé (piano), Eric Fischer (clarinette basse, ordinateur)
— Lumière : Rémi Nicolas
— Costumes : Shireta, Mathé, Katia Leroi-Godet 

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