PHOTO | INTERVIEW

Olivier Blanckart

Olivier Blanckart aborde quelques uns des grands traits de son travail. En particulier, sa façon de convertir le low en high, les rapports entre la photographie et l’art, ou entre l’art et la politique.

Interview réalisée à l’occasion de l’exposition d’Olivier Blanckart à la Galerie Loevenbruck (8 mars-28 avril 2002),

paris-art.Olivier Blanckart, on a parlé de vous comme le Daumier du XXIe siècle, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Olivier Blanckart. Daumier est un grand artiste mais je ne pense pas que cela corresponde à mon travail. Daumier fait du portrait-charge en tant qu’il produit une critique de la personne représentée alors que je fais plutôt du «désossage» d’icônes: je n’utilise pas les caractéristiques iconologiques des images auxquelles je me réfère dans le but de faire une critique des modèles. Par exemple, c’est plus l’iconolâtrie de Philippe Sollers que je critique que l’œuvre de Sollers elle-même.
Depuis Daumier, un changement s’est opéré et en un siècle et demi une iconologie s’est mise en place, faisant écran entre nous et la réalité. Je me donne une tâche facile : Si Philippe Sollers a fixé son économie iconologique selon des critères extrêmement limités, il est donc très facile de les démonter.

A propos de la pièce intitulée Moi en Philippe Sollers, vous vous êtes travesti en Philippe Sollers et vous avez pris une photo. Est-ce de cette manière que vous critiquez sa posture ?
Ce n’est pas tout à fait du travestissement. Pour Sollers comme pour les autres, je dirai plutôt que je les joue, mais sans jouer leur rôle : je joue leur image. Un acteur jouerait le rôle, moi, je joue l’image. Ce qui est très important dans cette démarche, c’est d’opposer l’enflure de mon ego, le moi, à l’enflure de l’ego des images que je critique. Donc c’est ego contre ego.
La formulation du titre Moi en Philippe Sollers aussi a son importance : dans le «en» réside l’idée de quelque chose de boiteux, de bancal. S’il était écrit «Moi tel que Philippe Sollers», ça pourrait être une pédanterie, mais dans le «en», d’un point de vue phonique, j’entends le «han» de «hi-han». Quand je dis «moi en», je fais l’âne.

Ainsi, lorsque vous critiquez une image, le portrait qui en résulte possède une dimension ludique. Dans quelle optique envisagez-vous le portrait dans sa réalisation technique?
Ce point est très important. Dans le portrait Moi en Yves Klein, le mimétisme est très troublant. Au point que les gens me reprochent parfois d’être moins ressemblant ailleurs. Mais le but n’a jamais été d’obtenir la perfection. J’ai les moyens techniques de l’obtenir si je le veux, par le maquillage, etc. Or je m’astreins à limiter les moyens que j’utilise. Ainsi le plus compliqué jusqu’à présent fut, pour le portait d’Elton John, de louer une veste et de me teindre les cheveux en rouge.

Vous remplacez donc le problème de la ressemblance par le problème du jeu.
C’est une démarche assez proche d’une posture individualiste aristocratique au sens où le philosophe Georges Palante a pu en parler au début du siècle. C’est une espèce de nietzschéisme de cabaret.

De plus, vous avez multiplié les instances de ce jeu avec par exemple .
Oui. Pour ce portrait, s’ajoute à mon travail toute une iconologie sartrienne. On sait que Sartre a beaucoup étudié son image et qu’il est toujours resté très attentif à celle-ci aussi longtempos qu’il a été en possession de ses moyens physiques. Il renvoie l’image de l’intellectuel de Saint-Germain-des-Prés avec la pipe, la cravate, etc. Donc, évidemment, face à ça, la rencontre avec Cartier-Bresson est une espèce de scalpel visuel : on a un Sartre apparemment pris en défaut de vigilance dans sa posture, et il paraît perdu, pensif, son manteau est chiffonné…

Il louche beaucoup.
Il sur-louche, alors que cela est soigneusement corrigé dans les portraits de Gisèle Freund. Mais quand un monstre des apparences tombe entre les griffes d’un monstre du dépistage des apparences, on obtient cette photo complètement incroyable.

Mais pourquoi précisément cette photo ?
Cartier-Bresson avait refusé de me céder l’usage d’une photo de sa tête pour la Biennale d’art contemporain de Lyon où je faisais un panthéon de l’art du XXe siècle, et il m’a fait dire, avec cette espèce de mépris qui lui est propre, que l’idée d’un panthéon était ridicule. Donc, ça m’a piqué au vif et j’ai décidé de faire cette photo que je lui ai envoyée avec écrit dessus «Dommage»…

Justement, cette série «Moi en» est-elle animée par un fil conducteur ou y a t-il une histoire particulière pour chaque portrait ?
Le fait générateur de chaque portrait est la prise de conscience, fugace, que je peux le faire. C’est surtout visuel : l’espace d’un instant, je me vois dans la glace, je vois que j’ai une expression et cela retient mon intention, je note. Je me suis déjà vu en Pierre Boulez, Tom Jones, David Lynch.

Vous n’avez donc pas la volonté de vous en prendre à quelqu’un ?
Non, mais lorsque je me mets à réaliser la photo proprement dite, une histoire ou une anecdote éclairante vient se superposer à elle. C’est ce que j’appelle les hasards objectifs. Hasard qui m’a fait acheter la même pipe que Sartre car le magasin où je l’ai achetée était celui où il s’était fourni pendant trente ans. Il y a des choses qui s’emboîtent.

On parle de la photographie depuis le début de cet entretien, peut-on dire que toutes vos œuvres sont en rapport avec ce médium ?
Toutes oui.

Que ce soient les portraits mais aussi les sculptures, je pense par exemple aux femmes inspirées d’Helmut Newton ?
Oui, même si la démarche est différente selon que je reproduis une icône très particulière, comme celle Che Guevara, ou que je produis une interprétation libre.

Est-ce votre itinéraire personnel qui vous lie à la photographie ou avez-vous fait exclusivement le choix de l’utiliser comme matériau privilégié ?

C’est ma formation : à l’âge de treize ans, j’ai découvert la photo au photoclub de mon collège et j’ai su alors que je serai photographe. J’ai pris à cet âge deux ou trois résolutions, celle-ci en faisait partie. J’ai un double parcours : le CAP de plombier est mon seul diplôme, j’étais à la fois ouvrier plombier dans la journée et photographe le soir. On peut donc me dépeindre comme un ouvrier autodidacte et comme un artiste précoce.

Définiriez-vous la photographie que vous pratiquiez alors comme une pratique artistique ?
Je ne savais pas ce qu’était l’art, je savais juste ce qu’était la photo, et encore, une certaine photo. Mon apprentissage de la photo était sans lien avec la pratique artistique. J’ai découvert l’art indépendamment, et de ce point de vue je suis totalement autodidacte. A l’époque où je faisais de la photo, la coupure entre les arts plastiques et la photo était presque totale.
Et puis j’ai découvert l’art contemporain à la Documenta de Cassel en 1982. Là, j’ai eu un choc, notamment parce que Jochen Gerz montrait quelque chose qui était l’aboutissement de ce que j’étais en train de rechercher. Cela m’a convaincu que je perdais mon temps, je me suis alors mis à travailler vraiment dans le sens d’une pratique plastique. Ce qui a conduit à ma première exposition collective en 1989 à la Villa Arson, Sous le soleil, avec Christian Bernard. J’ai donc mis sept ans à passer d’une pratique photographique pure à une pratique plastique plus autonome.

Pensez-vous qu’il y ait une continuité entre la pratique photographique qui irrigue votre itinéraire et celle qui irrigue votre art ? Pour devenir artiste avez-vous cessé, d’une certaine manière, d’être photographe?
J’ai cessé d’être photographe pendant plusieurs années.

Et encore maintenant, la problématique n’est pas la même quand on est artiste ou photographe ?
Quand j’avais vingt ans, en photo la question du médium primait sur la question du contenu. Aujourd’hui, je fais des performances, j’écris des textes, je fais des sculptures et, comme j’ai une certaine agilité à citer la photographie, elle est très présente. Mais tout cela, c’est faire de l’art.
Par contre, on voit bien que la technique de l’instantané, je parle de ces photos prises dans les années 60 et dont le prototype serait l’assassinat de Lee-Harvey Oswald, va permettre un certain type d’image. Ce qui m’intéresse, d’un point de vue de l’histoire de l’art, c’est le fait qu’un certain nombre d’images atteint le rang d’icône, et cela jusque dans la conscience collective du siècle.
Par quel phénomène la photo de la mort de Guevara possède un tel statut ? Aujourd’hui, ce type d’images est en train de disparaître au profit des vidéogrammes et des séries. Par exemple, on montre dans la presse la mort de l’enfant palestinien, fusillé avec son père, avec une série de vidéogrammes qui reproduit la scène par l’addition des images. On a plus la composition, mais une addition de dots, et je prépare une pièce où cette scène-la sera montrée en plusieurs parties justement.

On peut dire qu’on est en train de vivre un changement du régime de vérité, par rapport à la photo ?
Oui, la qualité de l’image ne sera plus nécessairement prédominante. Dans toutes les photographies que j’ai commentées, il y a une certaine qualité de matière photographique. Dans ces cas-là, la photographie n’est pas un art moyen, ce vers quoi on tend aujourd’hui. On tend aussi vers le produit, c’est ce que j’explique dans un texte, qui résulte de la compression à 300 DPI de Mona Lisa et Britney Spears.

Un produit visuel…
Un objet qui correspond à une moyenne des attentes, projetée sur une grille de besoins marketing, qu’on extrapole sur le produit, ce qui s’oppose à l’œuvre d’art qui, au contraire, est totalement singulière. Mon travail, c’est une façon de résister à cette logique de la marchandisation généralisée, c’est-à-dire à la perte de singularité et d’altérité.

Pouvez-vous préciser comment cette résistance s’effectue selon vous, et comment le fait de vous présenter à la Fiac 2001 habillé en homme invisible, invisibilité rendue possible par l’utilisation du scotch, participe d’une telle volonté ?
Le travail des artistes modernes a été de reculer constamment les bornes du visible et du sensible. Depuis que Buren a fait des rayures, les rayures existent dans votre champ visuel et mental alors qu’avant on ne les voyait pas en particulier.
S’agissant du scotch, en prenant la part négligée du processus commercial pour en faire la matière même de mon travail, je fais une chose très classique dans la modernité : je prends du low et j’en fais du high. C’est très classique mais toujours pertinent de le faire. Avec L’Homme invisible, c’était un vrai acte de publicité car je devenais d’un seul coup la personne la plus visible avec des moyens dérisoires. On a pas fini de se retourner contre l’adversaire. De plus, il y a dans L’Homme invisible une dialectique de l’emballage et de la peau qui marche parfaitement bien.

L’usage du scotch dans votre travail ne participe t-il pas justement d’une dialectique entre artificialité et réalisme ?
Les images auxquelles je m’intéresse sont rentrées dans le panthéon des icônes et on ne s’intéresse plus vraiment à ce qu’elles dépeignent. Mon travail est réaliste dans la mesure où la technique que j’ai inventée confère beaucoup de réalisme aux figures. Mais en même temps, elles sont complètement grotesques, irréelles et fausses, et c’est quelque chose qui, dans la statuaire occidentale, est traditionnellement séparé.
Le matériau standardisé que j’utilise, du PVC avec une masse adhésive teintée, permet de tourner facilement, de faire des plis. On obtient des effets de relief très efficaces et donc beaucoup de réalisme. Mais, en même temps, comme c’est un matériau standardisé, il schématise la perception.
D’une certaine manière, la technique que j’ai inventée produit une ambivalence de perception : c’est parce que je décale le registre de l’image originelle que j’arrive aussi à faire ressurgir à la surface la violence ou la vérité originelle de la photo. Si les femmes que montre Helmut Newton sont des monstres ambigus, leur ambiguï;té va être exagérée. Si la scène d’exposition du corps de Che Guevara est insoutenable, cela va être exagéré aussi et je la fais revenir dans la violence fasciste alors que la photo, quadrillée par la grille de lecture de la peinture, disparaît de l’histoire sainte.

La photo du corps de Che Guevara mort aplatit la scène, la réduit, tandis que vous lui rendez une troisième dimension et une taille réelle. En définitive, on s’aperçoit que votre sculpture, même si elle n’est pas plus réaliste que la photo, apporte un regard critique sur l’aplatissement des choses par l’image. Peut-on percevoir ici une critique des médias ?
Bien sûr, mais ce qui m’excède c’est l’iconolâtrie marchande, l’utilisation de Che Guevara dans une publicité pour une station de ski par exemple. Je crois que Jacques Attali a dit que le langage publicitaire était la dernière idéologie ayant libre cours actuellement, or c’est une idéologie basée sur le mensonge. Même s’il existe des publicités pour des bonnes causes, elles restent basées sur un mensonge et une manipulation.

Ceci conduit finalement à poser la question de l’influence de l’art contemporain sur le monde, de l’implication de l’artiste. Que peut faire l’artiste ?
Je suis de l’avis que Claude Lévêque pour qui l’art ne sert à rien. Cependant, j’ai souhaité que le milieu artistique se mobilise contre l’extrême droite. Malheureusement beaucoup d’artistes sont prêts à accepter toutes les ambiguï;tés pour exposer.

La force politique d’une œuvre réside peut-être dans son inutilité et son message dans sa forme. Montrer que l’on est inutile, dans une société utilitariste, c’est affirmer une différence — telle est peut-être la force des lignes parallèles. Qu’en est-il du contenu politique de l’art selon vous ?
L’art ne peut être mis au service d’une cause.

Mettre l’accent sur la dimension sociale de votre travail, cela est-il réducteur ?
Actuellement, j’accède à la parole dans les médias, non pas parce que j’ai une vérité exceptionnelle à transmettre, mais parce que mon travail me confère une sorte de crédibilité.

Mais l’œuvre d’un artiste peut-elle remettre des choses en cause ? L’art a-t-il des effets extra-artistiques, même indirects ?
L’art doit pouvoir provoquer une commotion esthétique. Je crois beaucoup en la puissance de l’art, non pas pour changer le monde, mais pour changer l’homme. Je crois que l’art peut sauver la vie d’un homme, je ne crois pas que l’art puisse sauver la société. Ou alors Schubert, Beethoven auraient dû empêcher Auschwitz.

Propos recueillis par Diane Brousse et André Rouillé

 

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