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Ödösök (Devils)

PNathalie Delbard
@12 Jan 2008

Une atmosphère lourde et guerrière émane d’une œuvre ambiguë oscillant entre violence et féminité, séduction et agression, candeur et culpabilité, douleur et désir déguisé.

Peintes directement sur les doubles battants de la porte vitrée de la galerie Almine Rech, deux grandes silhouettes de femmes, nues et armés d’un fusil, les traits enfantins serrés dans un voile, accueillent le spectateur venu découvrir l’exposition de l’artiste hongroise Rita Ackermann. Si l’une nous fixe invariablement, le regard droit et interrogateur, tandis que l’autre, plus douce, semble perdue dans ses pensées, toutes deux, géantes sobrement esquissées, semblent ainsi vouloir nous annoncer, d’emblée, qu’il va être question de violence et de féminité, et de secret bien gardé.

Ce qui frappe d’ailleurs dès le premier regard, une fois entré dans la salle, c’est le poids quasi politique que paraissent contenir — mystérieusement — chacune des peintures proposées. À gauche, ouvrant l’exposition, l’œuvre Funeral, marquée de ses croix noires et blanches, présente une scène d’enterrement, des personnages voilés défilant pour on ne sait quel hommage. Plus loin, ce sont les deux guerrières qui ressurgissent, cette fois sur un fond bleu-vert sombre et chaotique, toujours plus énigmatiques. À droite, un visage grimaçant, comme tracé rapidement sur la toile, camoufle un texte écrit sur le mur, laissant peu d’indice à sa compréhension. Au fond enfin, l’artiste a peint une femme en haut de forme et queue de pie, se promenant manifestement gaiement une hache à la main, et traînant de l’autre, par le bout du nez, un drôle de personnage masculin, le tout étant complété par un étrange dialogue parlant de Dieu et de New York…

Beaucoup, certainement, chercheront alors le lien implicite qui pourrait unir les œuvres de l’artiste à l’actualité, l’atmosphère lourde et guerrière, comme chargée de souffre, rendant le parallèle plus que tentant. Et pourtant, semble-t-il, là n’est pas le véritable enjeu contenu dans la peinture de Rita Ackermann. « Ödösök (Devils) », c’est-à-dire Les Démons, traverse à la fois plus spécifiquement et plus abstraitement ce qu’on désigne de manière évasive par les mots « violence » ou « religion ».
En effet, tous ces visages (au style graphique si reconnaissable), à la fois fins et poupons, graves et féminins, sont ceux, très précisément, de nonnes orthodoxes… De même, ce sont les mots de Joseph Beuys que l’artiste a peints sur le mur, la phrase faisant allusion à Ulrike Meinhof, membre de la bande à Baader… Autre piste, encore, le texte écrit par l’artiste elle-même, pour l’exposition, qui nous plonge toujours plus profondément dans la noirceur et l’inquiétude de l’œuvre…

Malgré ces indices, la peinture de Rita Ackermann reste à la fois singulièrement incisive et impénétrable, ouvrant diverses voies qui jamais ne se confirment vraiment. Il suffit de poursuivre la visite, dans la seconde pièce, pour saisir à nouveau la complexité de ce travail — et c’est sa force — finalement bien peu explicite : si à droite un ensemble de quatre visages (une femme sans voile, l’une avec, deux avec casquettes) poursuit l’exploration graphique du portrait religieux cher à l’artiste, c’est tout un angle de la salle que Rita Ackermann a recouvert de peinture noire, du sol au plafond, pour accrocher ses toiles, amplifiant ainsi la puissance et l’opacité de l’exposition. Murs mats et sombres, coulures éloquentes, c’est sur cette trame pesante que se présente ainsi l’image d’une femme dénudée, fumant une cigarette au milieu d’hommes attablés, à laquelle répond à gauche une scène de meurtre confuse et sanglante, tandis qu’entre les deux, accrochée en haut, une petite toile retient notre œil longuement…  : corps nu désarticulé d’une femme-enfant, ici exposé au milieu d’un halo obscur, une telle pièce cristallise finalement toute l’ambiguïté de l’œuvre picturale de Rita Ackermann, oscillant sans cesse entre séduction et agression, entre candeur et culpabilité, entre douleur et désir déguisé.

Rita Ackermann :
— Funeral, 2002. Huile sur toile de lin. 140 x 200 cm.
— Restlesness and Angry Optimism, 2002. Huile sur toile de lin. 138 x 160 cm.
— Face, 2002. Huile sur toile de lin. 84 x 68 cm.
— Sans titre, 2002. Peinture murale. 2,10 x 2 m.
— Celebration, 2002. Huile sur toile. 107 x 132 cm.
— …and she threw herself out of the window gently, 2002. Huile sur toile de lin. 122 x 132 cm.
— The Nun I & II, 2002. Huile sur toile de lin. I: 75 x 41 cm; II: 71 x 61 cm.
— The Ours, 2002, huile sur toile de lin, 107 x 173 cm.
— Portrait of H. M., 2002. Huile sur toile de lin. 84 x 68 cm.
— Portrait of O (Eye for an eye, Tooth for a tooth) I, 2002. Huile sur bois. 61 x 46 cm.
— Portrait of O (Eye for an eye, Tooth for a tooth) II, 2002. Huile sur bois. 61 x 46 cm.
— Portrait of O (Eye for an eye, Tooth for a tooth) III, 2002. Huile sur bois. 61 x 46 cm.
— Portrait of O (Eye for an eye, Tooth for a tooth) IV, 2002. Huile sur bois. 61 x 46 cm.
— The Master and the Servant I, 2002. Huile sur bois. 61 x 46 cm.

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