ART | CRITIQUE

Objets Rédimés

PPaul Brannac
@16 Déc 2010

Lorsque l’art fait bling! — sans le son. Au centre de l’atrium de la galerie Bugada & Cargnel gisent les bris de sept moulages de verre blanc. De leur éclatement, du processus qui les a conduits à éclater contre le sol en béton, ne restent que les longs fils de fer noir auxquels ces objets furent un temps suspendus.

De ces objets usuels (un marteau, une pipe, une bouteille, un parapluie, un boomerang, une corde, un balai) dont on a précipité les moulages dans le vide, Etienne Chambaud, leur auteur, écrit qu’ils sont des «objets rédimés». En jouant sur l’homophonie approximative entre «rédimé» et «ready-made», Chambaud entend démontrer après Duchamp comment l’art, en s’emparant d’un objet quelconque, lui prête en quelque sorte sa valeur, fait du simple objet un «objet d’art».

Ce surcroît de valeur que l’art confère à l’objet fait de ce dernier un débiteur (débiteur de ce surcroît de valeur) dont l’objet ne s’acquitte («serédimer» en droit signifie qu’on honore une dette) qu’au moment de son exposition qui, pour Chambaud et tels que ses objets apparaissent dans la galerie, est aussi le moment de sa destruction.
L’espace de la galerie «arrête» en effet la trajectoire de l’objet, il amortit sa chute, selon un processus analogue au cycle de destruction créatrice énoncé par Schumpeter, qui voie la destruction matérielle d’une chose créer sa valeur conceptuelle dérivée. Autrement dit, les objets détruits, exposés dans leur destruction, sont des objets construits, intellectuellement construits — maçonnés et fissurés de mots.
«Ici, la dette se paie par les mots», écrit ainsi l’artiste, mots qui viennent après l’œuvre, texte poursuivant le pré-texte, associant le rédimé au repentir ou la fonction performative du langage (le locuteur disant par exemple «que cela soit» et il en est effectivement ainsi) à la performance.

Mais, précisément, et puisque l’on en est aux accointances homophoniques, le principe de l’objet rédimé n’est-il pas dirimant?

En droit, est dirimant ce qui empêche et frappe de nullité un acte qui n’aurait pas été fait selon le procédé, le rite du mariage par exemple, qui est seul à pouvoir lui conférer sa valeur juridique. En d’autres termes, ceux propres au champ de l’art, une Å“uvre plastique dont le sens «se paie de mots» n’est-elle pas justifiée qu’après-coup, c’est-à-dire après l’œuvre, de sorte que celle-ci apparaisse en elle-même comme frappée de nullité de sens?

En d’autres termes encore, c’est l’autonomie de l’œuvre que le concept qui la fonde entame, rendant l’œuvre dépendante des mots, hétéronome, à moins de considérer ces mots comme parties intégrantes de l’œuvre, collation à laquelle correspond ici l’appellation d’«art conceptuel». C’est donc à cette appellation elle-même que s’appliquerait alors la notion de dirimant. Car tout art est en fait conceptuel et n’arbore ce qualificatif que lorsque l’art est clairement subordonné au concept.

L’ennui, puisqu’il s’agit bien d’ennui quand à l’art est imposée cette hiérarchie, c’est qu’elle n’obéit qu’à un seul chef : un seul concept fonde l’œuvre et exclusivement ; toute l’appréhension d’une œuvre étant désormais soumise à la bonne compréhension de ce concept.
Une œuvre d’art non définie comme conceptuelle ne signifie pas qu’elle soit exempte de concepts, mais qu’elle n’est pas régie par eux comme par une loi étrangère, et qu’en elle puissent se presser toutes formes de concepts, se faire entendre toutes sortes de voix. C’est cette plurivocité, et par conséquent la marge d’interprétation, la capacité d’imagination du spectateur, que bride le texte qui accompagne l’œuvre d’Etienne Chambaud, et qui est conçu non seulement comme partie de cette œuvre, mais comme sa «tête pensante», comme si le verre brisé ne donnait pas, par lui-même, à penser, comme si on ne pouvait voir dans ces bris une brisure plus profonde que celle que le texte de Chambaud nous fournit.

Lorsque le spectateur pénètre dans l’atrium de la galerie, lui qui arrive, comme le texte, après le drame, il peut entrevoir un indice de cette subordination dans le fait que l’on a rassemblé les éclats de verre en petits cercles égaux, comme on balaie chez soi les conséquences d’un geste maladroit, comme si l’on avait voulu ordonner le hasard, contrôlé le drame, le rendre plus docile au commentaire — l’excuser.

Étienne Chambaud, série «Objets Rédimés», 2010. Débris de pâte de verre, câble en acier, poulie

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