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Nuit Blanche… sous la mêlée

PAndré Rouillé

Le spectacle, le vrai, est redoutable pour les outsiders. C’est un peu l’impression que l’on pouvait avoir en arrivant le soir de Nuit Blanche dans le quartier Châtelet littéralement soulevé par les réactions de la foule compacte qui suivait le match de la Coupe du monde de rugby : tour à tour haletante, hurlante ou intensément attentive, vaste force d’émotions suspendue à l’écran géant installé sur la place de l’Hôtel de Ville. Et quand l’équipe de France a gagné le match, c’est tout le quartier, toutes les rues, tous les bars, et toute la ville qui ont été emportés dans l’élan immense qui a duré toute la nuit, et qui a (presque) totalement submergé la pauvre petite Nuit Blanche.
Bien que cette liesse populaire des amateurs de sport me soit assez étrangère, elle s’est imposée à moi par sa force et son ampleur, et par cette beauté et cette énergie qui émanent des gens heureux

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Sans surestimer la qualité d’une allégresse qui n’échappe pas aux contradictions et ambiguï;tés de l’industrie du spectacle sportif, elle a, ce samedi d’octobre, tracé une perspective et fait apparaître Nuit Blanche sous un… jour différent. Une sorte d’épreuve de vérité.

Il est sans doute inutile d’insister sur la bourde d’avoir fixé Nuit Blanche le jour d’un match de coupe du monde de rugby auquel la France pouvait possiblement participer. Soit ignorance, soit imprévoyance, soit mauvais pronostic. Bref, de l’incompétence.
Cela peut en partie expliquer l’assez modeste fréquentation, et l’échec relatif, d’une manifestation qui a l’ambition de mobiliser un large public de la capitale et de sa région. Au point que l’on se serait presque mis à regretter les années héroï;ques des grandes bousculades à l’entrée des lieux d’expositions!
Après Paris-Plage, qui a sombré sous les trombes d’eau d’un été pourri, Nuit Blanche tanguerait-elle sous les succès de équipe de France de rugby ?

Pas exactement. Le match de rugby n’est pas la cause de l’échec relatif de Nuit Blanche. Il en est le révélateur.
Ceux qui auraient pu se rendre à Nuit Blanche après le match l’ont finalement négligée, parce que le décalage était trop grand. Nuit Blanche ne faisait pas le poids. Face au «monde d’émotion» du rugby (pour reprendre le titre d’une exposition encore visible à l’Hôtel de Ville), Nuit Blanche apparaissait bien maigre en émotions et sensations.

Est-ce dû à une évidente instrumentalisation politique de l’art, aux deux commissaires sélectionnés cette année, ou à la soudaine évidence des faiblesses de la manifestation? Sans doute tout cela à la fois. Toujours est-il que Nuit Blanche est déjà vieille avant d’avoir eu le temps de vieillir. Les petits matins sont devenus difficiles. Et ce n’est pas les autocongratulations du Maire et de Christophe Girard, son adjoint chargé de la Culture, sur la diffusion internationale du «concept» qui changeront grand chose à l’affaire. Bien au contraire: la diffusion est souvent plus un signe de banalisation que de qualité, d’exigence, de pertinence, et d’adéquation parfaite entre un projet et son cadre de mise en œuvre.

L’instrumentalisation politique de l’art? Dans les discours officiels comme dans les faits, Nuit Blanche oscille sans cesse entre le «rendez-vous privilégié avec l’art contemporain» et la politique de la ville. Plus que le Maire, c’est Christophe Girard qui sacrifie l’art à la logique de la ville. S’il mentionne à juste titre que Nuit Blanche «n’a eu de cesse d’inviter et d’intéresser nos concitoyens à l’art contemporain», il ajoute aussitôt, tout aussi justement, qu’elle est «l’occasion de découvrir une nouvelle cartographie de la ville». Mais c’est cette dimension qu’il privilégie: la «ville mise en scène», la «promenade nocturne… où l’on prend le temps de savourer Paris». Bref, l’art contemporain de Nuit Blanche «pour que naisse une nouvelle perception des contours de la ville».

Il ne s’agit évidemment pas de reprocher aux élus de faire connaître, découvrir et apprécier la ville dont ils ont la charge. Mais de sacrifier l’art à cela. De ravaler l’art au niveau du divertissement, du spectacle, voire de l’animation. Et de prendre le risque (qui n’a pas été évité cette année) de manquer, et la ville, et l’art, et le spectacle.

En fait, Nuit Blanche a évidemment souffert de la puissance spectaculaire et médiatique du rugby, mais surtout d’un grave déficit d’art contemporain, souvent d’une cacophonie visuelle, et d’une trop modeste qualité des œuvres dont beaucoup étaient insipides, vides, techniquement faibles, ou à peine ludiques.
Alors que telle projection dans une cour de musée était gentiment interactive, les images projetées par un VJ dans la cour intérieure d’un autre musée étaient techniquement affligeantes. Quant à la projection numérique de Pierre Giner, avec musique et lumières disco, elle était au contraire excellente, mais elle incitait plus à danser qu’à «regarder et ne pas seulement voir, écouter et ne pas seulement entendre», comme l’écrit joliment Christophe Girard.

Fallait-il projeter en boucle des vidéos clips de Michel Gondry au Châtelet, sur un écran trop grand pour eux, et dans une salle inadaptée. Fallait-il orner la façade de l’église Saint-Eustache de ces vidéos de bodybuilders évoquant de façon balourde le corps, l’esprit, l’architecture, la spiritualité? L’installation multimédia interactive d’United Visual Artists, qui trônait sur la place du Palais-Royal, avait certes mobilisé les ressources d’une «direction artistique», du design et de l’informatique, mais pas celles de l’art. C’était interactif, mais vide. Une animation sans doute très chère, mais impuissante à susciter de véritables sensations, et même à retenir l’attention…
Heureusement une très belle performance, Les Confidences des oiseaux de passage donnée par les Souffleurs commandos poétiques dans l’église de la Madeleine, effaçait à elle seule les déconvenues, les déceptions, ou les médiocres sensations qu’avait suscitées un périple entre Marais-Bastille et Madeleine-Louvre.

Quelles cohérences dans ces patchworks, ces juxtapositions dépourvues de sens, ces «métissages» déclinant à l’envi leur vacuité? Guère. Mais une évidence: l’art n’est pas interchangeable avec le spectacle, encore moins avec la forme qui nous en a été proposée sous le label «spectacle de rue».

Le spectacle ne sait qu’occuper et recouvrir la ville comme l’a exemplairement montré le match de rugby, alors que l’art peut, lui, l’habiter et la faire entendre. En exprimer, dans la singularité de formes, de matières et d’agencements souvent intempestifs, les forces secrètes et sourdes, ou les tensions assourdissantes.
Alors que le spectacle s’impose à la ville qui lui sert de scène, l’art, plus moléculaire, sait tisser des dialogues sensibles avec des riens gorgés de sens. Si le spectacle a lieu dans la rue, l’art vibre avec la ville et ses habitants, et peut devenir ainsi, entre elle et eux, le plus subtil des intercesseurs.

Mais il faut pour cela bien autre chose que le galimatias indigeste et indigent que nous ont servi, en guise de programmation, les deux commissaires qui disent avoir «mêlé deux univers très différents avec des artistes mettant délibérément en jeu la performance et le spectacle de rue, le théâtre, les arts numériques, mais aussi le design, le design graphique, le motion design, le cinéma expérimental, le cinéma d’animation, l’art contemporain et la musique».

Excusez du peu! Seule l’indulgente perspicacité de Christophe Girard sait déceler dans ce capharnaüm «une soif d’exigence, une envie de montrer et d’écouter ce qui naîtra du métissage des genres artistiques». Mais sans relever que l’art contemporain a été minimisé et banalisé, et sans que le trop rebattu «métissage», terrible de confusion, n’ouvre la voie à un nécessaire ressaisissement.

André Rouillé.

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Claire Doutriaux, Karambolage/Ce qui me manque, oct. 2007. Installation filmée par Conce Codina, Jan Peters, Stefanie Rieke, Markus Zeitz. © Prod. Arte France.

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