ÉDITOS

Nous sommes devenus paparazzis de nous-mêmes

PAndré Rouillé

Décidément, les paparazzis sont d’actualité. Sur leur terrain de prédilection en dévoilant les trop banales virées clandestines du Président de la République. Mais aussi sur les cimaises du Centre Pompidou-Metz qui vient inaugurer l’imposante exposition: «Paparazzi! Photographes, stars et artistes». Cette légitimation culturelle soudainement accordée à une pratique qui a longtemps été honnie n’est pas nécessairement de bon augure.

Décidément, les paparazzis sont d’actualité. Sur leur terrain de prédilection en dévoilant les trop banales virées clandestines du Président de la République. Mais aussi sur les cimaises du Centre Pompidou-Metz qui vient inaugurer l’imposante exposition: «Paparazzi! Photographes, stars et artistes». Cette légitimation culturelle soudainement accordée à une pratique qui a longtemps été honnie n’est pas nécessairement de bon augure. Elle est un signe d’obsolescence. Le paparazzi à l’ancienne est en train de s’effondrer avec le changement d’époque et l’explosion des images et des réseaux numériques ; avec l’essor fulgurant des smartphones capables de capter des images numériques et de les diffuser instantanément et gratuitement sur les réseaux sociaux et sur Internet ; avec, dans cette situation, l’irruption sur la scène de la photo people d’un nouvel acteur : le public au sens large de quiconque est équipé d’un smartphone.

Cette communauté massive et planétaire d’opérateurs de smartphones, qui s’est constituée à une vitesse vertigineuse à partir de la création inaugurale de l’iPhone (commercialisé en France fin novembre 2007), déborde de beaucoup celle des amateurs. Car les amateurs, eux, manifestent un certain intérêt, aussi mince soit-il, pour les images et la pratique photographiques en accordant un minimum d’attention à la réalisation et à la forme de leurs clichés.
Ainsi le petit cercle des paparazzis professionnels est aujourd’hui confronté à la rude concurrence d’une horde disparate et massive d’opérateurs occasionnels, dotés du pouvoir redoutable de procéder de fait à un maillage serré de la planète, et de la possibilité inouïe de capter et de diffuser en temps réel des images des moindres événements.

La figure du paparazzi s’est ainsi diluée dans cette marée anonyme de non-photographes pour lesquels l’appareil photo n’est plus un outil accordé à des savoirs spécifiques, à une conception du document, à un regard nourri de culture. Pour eux, ces non-photographes qui n’ont guère d’égards pour les aspects formels de leurs images, l’appareil photo n’est plus qu’une application parmi d’autres de leur smartphone. Il a perdu sa nature d’objet spécifique — et sa valeur cultuelle — en se dissolvant dans cette prothèse postmoderne qu’est le smartphone inséparablement rivé au corps, presque organe «naturel» d’enregistrement-diffusion.

Cette situation sape la structure fondamentalement binaire de la photo people canonique, et abolit le chassé-croisé qui a longtemps opposé et lié à la fois le paparazzi et la star, car celle-ci n’est plus désormais confrontée à la surveillance assidue d’un photographe déterminé, mais à une multitude plus réactive qu’active de non-photographes photographiant. On passe de la surveillance intensive, opérée à distance par un professionnel muni de son emblématique téléobjectif, au contrôle extensif pratiqué en proximité par une masse aléatoire et mouvante d’acteurs anonymes aux motivations variées, que leur smartphone dote d’une force aussi discrète qu’efficiente d’enregistrement et de diffusion instantanée.

Quoi qu’elles fassent, et où qu’elles aillent, les stars évoluent désormais au sein d’un entrelacs serré d’appareils de saisie numérique en action virtuellement continue, d’où un flux incommensurable d’images aux origines multiples et inassignables s’écoule de façon presque automatique, c’est-à-dire dépourvue de toute dramaturgie d’exhumation de vérités cachées, et de tout pathos de violation de la vie privée.
Mais cette multitude de non-photographes constituée en super smartphone omnivoyant, en une sorte d’hydre moderne aux milliers de têtes avides, n’épargne personne, pas même les vies les plus ordinaires. Dans cette situation où chacun est sans cesse et de toute part possiblement capté, les notions d’intimité et de vie privée se dévaluent et deviennent illusoires, tandis que l’héroïsme des paparazzis et leur butin collecté paraissent bien dérisoires.

Au temps de l’alliage des réseaux, de la photo et de la téléphonie numériques, ladite «vérité» de chacun ne se dévoile plus de façon discontinue sous la forme de clichés d’instants supposés «décisifs» héroïquement captés au cours d’actions ciblées de paparazzis-kamikazes. Cette «vérité» se sédimente dans l’enregistrement numérique continu et automatique de données que chacun génère, souvent à son insu, au cours des actions les plus anodines de sa vie quotidienne en téléphonant, en utilisant sa carte bancaire, en prenant le métro ou l’avion, etc.
L’image la plus fine de l’intimité et de la vie ordinaire de chacun n’est plus photographique, elle est numérique sans être nécessairement figurative ni même visuelle. Elle n’est plus discontinue mais continue ; elle n’est plus le fait d’initiatives singulières mais de systèmes automatisés.
Les paparazzis appartenaient à la société du spectacle, les communautés de non-photographes photographiant sont propres à la société de l’information. A la surveillance, qui est exception et discontinuité, s’est ajoutée le contrôle ordinaire et continu.

Ce passage de la surveillance au contrôle coïncide avec l’asphyxie des paparazzis par Facebook qui a absorbé Instagram en 2013 dans le but de mieux accéder au plus près de la «vie des gens». Non par sollicitude bien sûr, mais afin de collecter, stocker et traiter le plus possible de savoirs sur eux. Car dans la société de l’information, la «vie des gens» est devenue le gisement des plus grands profits et des plus grands pouvoirs grâce à la finesse et la puissance des contrôles que savent conjointement opérer, à l’époque du numérique, les firmes d’Internet et les Etats.

En somme, le service gratuit Instagram de «partage» sur Internet de photos numériques consiste en réalité à brancher les utilisateurs à un vaste dispositif capable de collecter sur eux et leur entourage un flux continu d’informations. Cette entreprise hautement sophistiquée de contrôle opère, à l’échelle de la planète, à la conjonction des réseaux sociaux, des smartphones et de la photo numérique, avec le consentement résigné et la collaboration active des usagers (à l’automne 2013, cent millions d’utilisateurs actifs postaient sur Instagram plus de quarante millions de photos par jour). A l’inverse de la surveillance, qui consiste à exercer des actions sur des individus au sein d’institutions (école, armée, églises, prisons, asiles, hôpitaux), le contrôle est, lui, une production de savoirs sur «les gens» à des fins de pouvoirs politiques d’États et économiques d’entreprises.

Si les serveurs d’Instagram et de Facebook drainent, stockent, croisent et traitent d’énormes flux d’informations, ce sont les smartphones qui les alimentent. En moins d’une demi-décennie, un nouveau mode du faire photographique a généré chez les usagers une frénésie de clichés des moments les plus quelconques et banals de leur vie quotidienne ordinaire.
Alors que ces myriades de clichés des instants quelconques et des micro-évènements de la vie quotidienne des gens ordinaires auraient été, dans les décennies précédentes, abandonnés à leur insignifiance, ils font l’objet de la plus grande attention depuis que des outils informatiques d’une puissance inouïe permettent de les capter, les collecter et les traiter, de les relier à de multiples autres données numériques, visuelles ou non.

Les masses énormes ainsi constituées de micro-savoirs dynamiques sur la «vie des gens» résultent de profonds changements dans la production des savoirs-pouvoirs. Elle n’est plus seulement dirigée, comme au temps des paparazzis, sur quelques vedettes et célébrités, mais sur tous «les gens». Elle ne se fait plus à distance, de façon discontinue, au travers de clichés photographiques d’«instants décisifs» supposés exhumer théâtralement une vérité cachée saisie au terme d’un long et rocambolesque processus de «traque», de «planque» ou de «courette». Elle émane au contraire d’un ensemble de mécanismes d’enregistrement et de compilation automatiques et continus d’informations numériques de toute nature, visuelle ou non, enclenchés par les «gens» eux-mêmes au moyen de leurs smartphones.

Si l’on peut à l’occasion jouer au paparazzi en photographiant et en diffusant au moyen de son smartphone l’image d’une star dans une situation délicate ou exceptionnelle, le cliché sera certainement accompagné d’autres clichés semblables saisis et diffusés simultanément par d’autres. Mais, surtout, notre smartphone émettra à notre insu une somme de données invisibles sur nous-même : la date, l’heure, le lieu, voire les noms et prénoms des personnes présentes au croisement de la reconnaissance faciale et d’éventuelles identifications qui auront été préalablement effectuées… Nous sommes devenus paparazzis de nous-mêmes.

André Rouillé.

Cet éditorial est un extrait modifié du texte d’André Rouillé, «La nuit des chasseurs», publié dans le catalogue de l’exposition «Paparazzi! Photographes, stars et artistes» du Centre Pompidou-Metz (26 fev.-09 juin 2014).

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